Page:Œuvres complètes de Jean-Jacques Rousseau - II.djvu/302

La bibliothèque libre.
Cette page n’a pas encore été corrigée

le sentiment à la place des raisons, et le rend si touchant qu’il faut toujours l’embrasser pour toute réponse : ne serait-ce point de son maître de philosophie, ajouta-t-il en riant, qu’elle aurait appris cette manière d’argumenter ? »

Deux mois plus tôt la plaisanterie m’eût déconcerté cruellement ; mais le temps de l’embarras est passé : je n’en fis que rire à mon tour ; et quoique Julie eût un peu rougi, elle ne parut pas plus embarrassé que moi. Nous continuâmes. Sans disputer sur la quantité du mal, Wolmar se contentait de l’aveu qu’il fallut bien faire, que, peu ou beaucoup, enfin le mal existe ; et de cette seule existence il déduisait défaut de puissance, d’intelligence ou de bonté, dans la première cause. Moi, de mon côté, je tâchais de montrer l’origine du mal physique dans la nature de la matière, et du mal moral dans la liberté de l’homme. Je lui soutenais que Dieu pouvait tout faire, hors de créer d’autres substances aussi parfaites que la sienne et qui ne laissassent aucune prise au mal. Nous étions dans la chaleur de la dispute quand je m’aperçus que Julie avait disparu. « Devinez où elle est, me dit son mari voyant que je la cherchais des yeux. ─ Mais, dis-je, elle est allée donner quelque ordre dans le ménage. ─ Non, dit-il, elle n’aurait point pris pour d’autres affaires le temps de celle-ci ; tout se fait sans qu’elle me quitte, et je ne la vois jamais rien faire. ─ Elle est donc dans la chambre des enfants ? ─ Tout aussi peu : ses enfants ne lui sont pas plus chers que mon salut. ─ Eh bien ! repris-je, ce qu’elle fait, je n’en sais rien, mais je suis très sûr qu’elle ne s’occupe qu’à des soins utiles. ─ Encore moins, dit-il froidement ; venez, venez, vous verrez si j’ai bien deviné. »

Il se mit à marcher doucement ; je le suivis sur la pointe du pied. Nous arrivâmes à la porte du cabinet : elle était fermée ; il l’ouvrit brusquement. Milord, quel spectacle ! Je vis Julie à genoux, les mains jointes, et tout en larmes. Elle se lève avec précipitation, s’essuyant les yeux, se cachant le visage, et cherchant à s’échapper. On ne vit jamais une honte pareille. Son mari ne lui laissa pas le temps de fuir. Il courut à elle dans une espèce de transport. « Chère épouse, lui dit-il en l’embrassant, l’ardeur même de tes vœux trahit ta cause. Que leur manque-t-il pour être efficaces ? Va, s’ils étaient entendus, ils seraient bientôt exaucés. ─ Ils le seront, lui dit-elle d’un ton ferme et persuadé ; j’en ignore l’heure et l’occasion. Puissé-je l’acheter aux dépens de ma vie ! mon dernier jour serait le mieux employé. »

Venez, milord, quittez vos malheureux combats, venez remplir un devoir plus noble. Le sage préfère-t-il l’honneur de tuer des hommes aux soins qui peuvent en sauver un ?

Lettre VI à milord Edouard

Quoi ! même après la séparation de l’armée, encore un voyage à Paris ! Oubliez-vous donc tout à fait Clarens et celle qui l’habite. Nous êtes-vous moins cher qu’à milord Hyde ? Etes-vous plus nécessaire à cet ami qu’à ceux qui vous attendent ici ? Vous nous forcez à faire des vœux opposés aux vôtres, et vous me faites souhaiter d’avoir du crédit à la cour de France pour vous empêcher d’obtenir les passeports que vous en attendez. Contentez-vous toutefois ; allez voir votre digne compatriote. Malgré lui, malgré vous, nous serons vengés de cette préférence ; et, quelque plaisir que vous goûtiez à vivre avec lui, je sais que, quand vous serez avec nous, vous regretterez le temps que vous ne nous aurez pas donné.

En recevant votre lettre, j’avais d’abord soupçonné qu’une commission secrète… Quel plus digne médiateur de paix !… Mais les rois donnent-ils leur confiance à des hommes vertueux ? Osent-ils écouter la vérité ? Savent-ils même honorer le vrai mérite ?… Non, non, cher Edouard, vous n’êtes pas fait pour le ministère ; et je pense trop bien de vous pour croire que si vous n’étiez pas né pair d’Angleterre, vous le fussiez jamais devenu.

Viens, ami ; tu seras mieux à Clarens qu’à la cour. Oh ! quel hiver nous allons passer tous ensemble, si l’espoir de notre réunion ne m’abuse pas ! Chaque jour la prépare, en ramenant ici quelqu’une de ces âmes privilégiées qui sont si chères l’une à l’autre, qui sont si