Page:Œuvres complètes de Jean-Jacques Rousseau - II.djvu/316

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ne peut voir cette infortunée sans être touché de son air et de sa figure ; une impression de langueur et d’abattement qui ne quitte point son charmant visage, en éteignant la vivacité de sa physionomie, la rend plus intéressante ; et, comme les rayons du soleil échappés à travers les nuages, ses yeux ternis par la douleur lancent des feux plus piquants. Son humiliation même a toutes les grâces de la modestie : en la voyant on la plaint, en l’écoutant on l’honore ; enfin je dois dire, à la justification de mon ami, que je ne connais que deux hommes au monde qui puissent rester sans risque auprès d’elle.

Il s’égare, ô Wolmar ! je le vois, je le sens ; je vous l’avoue dans l’amertume de mon cœur. Je frémis en songeant jusqu’où son égarement peut lui faire oublier ce qu’il est et ce qu’il se doit. Je tremble que cet intrépide amour de la vertu, qui lui fait mépriser l’opinion publique, ne le porte à l’autre extrémité et ne lui fasse braver encore les lois sacrées de la décence et de l’honnêteté. Edouard Bomston faire un tel mariage !… vous concevez !… sous les yeux de son ami !… qui le permet !… qui le souffre !… et qui lui doit tout !… Il faudra qu’il m’arrache le cœur de sa main avant de la profaner ainsi.

Cependant que faire ? Comment me comporter ? Vous connaissez sa violence… On ne gagne rien avec lui par les discours, et les siens depuis quelque temps ne sont pas propres à calmer mes craintes. J’ai feint d’abord de ne pas l’entendre ; j’ai fait indirectement parler la raison en maximes générales ; à son tour il ne m’entend point. Si j’essaye de le toucher un peu plus au vif, il répond des sentences, et croit m’avoir réfuté ; si j’insiste, il s’emporte, il prend un ton qu’un ami devrait ignorer et auquel l’amitié ne sait point répondre. Croyez que je ne suis en cette occasion ni craintif ni timide ; quand on est dans son devoir, on n’est que trop tenté d’être fier ; mais il ne s’agit pas ici de fierté, il s’agit de réussir, et de fausses tentatives peuvent nuire aux meilleurs moyens. Je n’ose presque entrer avec lui dans aucune discussion ; car je sens tous les jours la vérité de l’avertissement que vous m’avez donné, qu’il est plus fort que moi de raisonnement, et qu’il ne faut point l’enflammer par la dispute.

Il paraît d’ailleurs un peu refroidi pour moi. On dirait que je l’inquiète. Combien, avec tant de supériorité à tous égards, un homme est rabaissé par un moment de faiblesse ! Le grand, le sublime Edouard a peur de son ami, de sa créature, de son élève ! Il semble même, par quelques mots jetés sur le choix de son séjour, s’il ne se marie pas, vouloir tenter ma fidélité par mon intérêt. Il sait bien que je ne dois ni ne veux le quitter. O Wolmar ! je ferai mon devoir et suivrai partout mon bienfaiteur. Si j’étais lâche et vil, que gagnerais-je à ma perfidie ? Julie et son digne époux confieraient-ils leurs enfants à un traître ?

Vous m’avez dit souvent que les petites passions ne prennent jamais le change et vont toujours à leur fin, mais qu’on peut armer les grandes contre elles-mêmes. J’ai cru pouvoir ici faire usage de cette maxime. En effet, la compassion, le mépris des préjugés, l’habitude, tout ce qui détermine Edouard en cette occasion échappe à force de petitesse, et devient presque inattaquable ; au lieu que le véritable amour est inséparable de la générosité, et que par elle on a toujours sur lui quelque prise. J’ai tenté cette voie indirecte, et je ne désespère plus du succès. Ce moyen paraît cruel ; je ne l’ai pris qu’avec répugnance. Cependant, tout bien pesé, je crois rendre service à Laure elle-même. Que ferait-elle dans l’état auquel elle peut monter, qu’y montrer son ancienne ignominie ? Mais qu’elle peut être grande en demeurant ce qu’elle est ! Si je connais bien cette étrange fille, elle est faite pour jouir de son sacrifice plus que du rang qu’elle doit refuser.

Si cette ressource me manque, il m’en reste une de la part du gouvernement à cause de la religion ; mais ce moyen ne doit être employé qu’à la dernière extrémité et au défaut de tout autre ; quoi qu’il en soit, je n’en veux épargner aucun pour prévenir une alliance indigne et déshonnête. O respectable Wolmar ! je suis jaloux de votre estime durant tous les moments de ma vie. Quoi que puisse vous écrire Edouard, quoi que vous puissiez entendre dire, souvenez-vous qu’à quelque prix que ce puisse être, tant que mon cœur battra dans ma poitrine, jamais Lauretta Pisana ne sera ladi Bomston.

Si vous approuvez mes mesures, cette lettre n’a pas besoin de réponse. Si je me trompe, instruisez-moi ; mais hâtez-vous, car il n’y a pas