Page:Œuvres complètes de Jean-Jacques Rousseau - II.djvu/321

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anime-t-il pas les âmes grandes et fortes ? N’anoblit-il pas tous leurs sentiments ? Ne double-t-il pas leur être ? Ne les élève-t-il pas au-dessus d’elles-mêmes ? Ah ! si, pour être honnête et sage, il faut être inaccessible à ses traits, dis, que reste-t-il pour la vertu sur la terre ? Le rebut de la nature et les plus vils des mortels.

Qu’as-tu donc fait que tu puisses te reprocher ? N’as-tu pas fait choix d’un honnête homme ? N’est-il pas libre ? Ne l’es-tu pas ? Ne mérite-t-il pas toute ton estime ? N’as-tu pas toute la sienne ? Ne seras-tu pas trop heureuse de faire le bonheur d’un ami si digne de ce nom, de payer de ton cœur et de ta personne les anciennes dettes de ton amie, et d’honorer en l’élevant à toi le mérite outragé par la fortune ?

Je vois les petits scrupules qui t’arrêtent : démentir une résolution prise et déclarée, donner un successeur au défunt, montrer sa faiblesse au public, épouser un aventurier, car les âmes basses, toujours prodigues de titres flétrissants, sauront bien trouver celui-ci ; voilà donc les raisons sur lesquelles tu aimes mieux te reprocher ton penchant que le justifier, et couver tes feux au fond de ton cœur que les rendre légitimes ! Mais, je te prie, la honte est-elle d’épouser celui qu’on aime, ou de l’aimer sans l’épouser ? Voilà le choix qui te reste à faire. L’honneur que tu dois au défunt est de respecter assez sa veuve pour lui donner un mari plutôt qu’un amant ; et si ta jeunesse te force à remplir sa place, n’est-ce pas rendre encore hommage à sa mémoire de choisir un homme qui lui fut cher ?

Quant à l’inégalité, je croirais t’offenser de combattre une objection si frivole, lorsqu’il s’agit de sagesse et de bonnes mœurs. Je ne connais d’inégalité déshonorante que celle qui vient du caractère ou de l’éducation. A quelque état que parvienne un homme imbu de maximes basses, il est toujours honteux de s’allier à lui ; mais un homme élevé dans des sentiments d’honneur est l’égal de tout le monde ; il n’y a point de rang où il ne soit à sa place. Tu sais quel était l’avis de ton père même, quand il fut question de moi pour notre ami. Sa famille est honnête quoique obscure ; il jouit de l’estime publique, il la mérite. Avec cela, fût-il le dernier des hommes, encore ne faudrait-il pas balancer ; car il vaut mieux déroger à la noblesse qu’à la vertu, et la femme d’un charbonnier est plus respectable que la maîtresse d’un prince.

J’entrevois bien encore une autre espèce d’embarras dans la nécessité de te déclarer la première ; car, comme tu dois le sentir, pour qu’il ose aspirer à toi, il faut que tu le lui permettes ; et c’est un des justes retours de l’inégalité, qu’elle coûte souvent au plus élevé des avances mortifiantes. Quant à cette difficulté, je te la pardonne, et j’avoue même qu’elle me paraîtrait fort grave si je ne prenais soin de la lever. J’espère que tu comptes assez sur ton amie pour croire que ce sera sans te compromettre : de mon côté, je compte assez sur le succès pour m’en charger avec confiance ; car, quoi que vous m’ayez dit autrefois tous deux sur la difficulté de transformer une amie en maîtresse, si je connais bien un cœur dans lequel j’ai trop appris à lire, je ne crois pas qu’en cette occasion l’entreprise exige une grande habileté de ma part. Je te propose donc de me laisser charger de cette négociation afin que tu puisses te livrer au plaisir que te fera son retour, sans mystère, sans regret, sans danger, sans honte. Ah ! cousine, quel charme pour moi de réunir à jamais deux cœurs si bien faits l’un pour l’autre, et qui se confondent depuis si longtemps dans le mien ! Qu’ils s’y confondent mieux encore s’il est possible ; ne soyez plus qu’un pour vous et pour moi. Oui, ma Claire, tu serviras encore ton amie en couronnant ton amour ; et j’en serai plus sûre de mes propres sentiments, quand je ne pourrai plus les distinguer entre vous.

Que si, malgré mes raisons, ce projet ne te convient pas, mon avis est qu’à quelque prix que ce soit nous écartions de nous cet homme dangereux, toujours redoutable à l’une ou à l’autre ; car, quoi qu’il arrive, l’éducation de nos enfants nous importe encore moins que la vertu de leurs mères. Je te laisse le temps de réfléchir sur tout ceci durant ton voyage : nous en parlerons après ton retour.

Je prends le parti de t’envoyer cette lettre en droiture à Genève, parce que tu n’as dû coucher qu’une nuit à Lausanne, et qu’elle ne t’y trouverait plus. Apporte-moi bien des détails