Page:Œuvres complètes de Jean-Jacques Rousseau - II.djvu/338

La bibliothèque libre.
Cette page n’a pas encore été corrigée

de vous parler, au besoin, comme une sœur, comme une mère ? Ah ! si les leçons d’un cœur honnête étaient capables de souiller le vôtre, il y a longtemps que je n’en aurais plus à vous donner.

Votre carrière, dites-vous, est finie. Mais convenez qu’elle est finie avant l’âge. L’amour est éteint ; les sens lui survivent, et leur délire est d’autant plus à craindre que, le seul sentiment qui le bornait n’existant plus, tout est occasion de chute à qui ne tient plus à rien. Un homme ardent et sensible, jeune et garçon, veut être continent et chaste ; il sait, il sent, il l’a dit mille fois, que la force de l’âme qui produit toutes les vertus tient à la pureté qui les nourrit toutes. Si l’amour le préserva des mauvaises mœurs dans sa jeunesse, il veut que la raison l’en préserve dans tous les temps ; il connaît pour les devoirs pénibles un prix qui console de leur rigueur ; et s’il en coûte des combats quand on veut se vaincre, fera-t-il moins aujourd’hui pour le Dieu qu’il adore, qu’il ne fit pour la maîtresse qu’il servit autrefois ? Ce sont là, ce me semble, des maximes de votre morale ; ce sont donc aussi des règles de votre conduite : car vous avez toujours méprisé ceux qui, contents de l’apparence, parlent autrement qu’ils n’agissent, et chargent les autres de lourds fardeaux auxquels ils ne veulent pas toucher eux-mêmes.

Quel genre de vie a choisi cet homme sage pour suivre les lois qu’il se prescrit ? Moins philosophe encore qu’il n’est vertueux et chrétien, sans doute il n’a point pris son orgueil pour guide. Il sait que l’homme est plus libre d’éviter les tentations que de les vaincre, et qu’il n’est pas question de réprimer les passions irritées, mais de les empêcher de naître. Se dérobe-t-il donc aux occasions dangereuses ? Fuit-il les objets capables de l’émouvoir ? Fait-il d’une humble défiance de lui-même la sauvegarde de sa vertu ? Tout au contraire, il n’hésite pas à s’offrir aux plus téméraires combats. A trente ans, il va s’enfermer dans une solitude avec des femmes de son âge, dont une lui fut trop chère pour qu’un si dangereux souvenir se puisse effacer, dont l’autre vit avec lui dans une étroite familiarité, et dont une troisième lui tient encore par les droits qu’ont les bienfaits sur les âmes reconnaissantes. Il va s’exposer à tout ce qui peut réveiller en lui des passions mal éteintes ; il va s’enlacer dans les pièges qu’il devrait le plus redouter. Il n’y a pas un rapport dans sa situation qui ne dût le faire défier de sa force, et pas un qui ne l’avilît à jamais s’il était faible un moment. Où est-elle donc cette grande force d’âme à laquelle il ose tant se fier ? Qu’a-t-elle fait jusqu’ici qui lui réponde de l’avenir ? Le tira-t-elle à Paris de la maison du colonel ? Est-ce elle qui lui dicta l’été dernier la scène de Meillerie ? L’a-t-elle bien sauvé cet hiver des charmes d’un autre objet, et ce printemps des frayeurs d’un rêve ? S’est-il vaincu pour elle au moins une fois, pour espérer de se vaincre sans cesse ? Il sait, quand le devoir l’exige, combattre les passions d’un ami ; mais les siennes ?… Hélas ! sur la plus belle moitié de sa vie, qu’il doit penser modestement de l’autre !

On supporte un état violent quand il passe. Six mois, un an, ne sont rien ; on envisage un terme, et l’on prend courage. Mais quand cet état doit durer toujours, qui est-ce qui le supporte ? Qui est-ce qui sait triompher de lui-même jusqu’à la mort ? O mon ami ! si la vie est courte pour le plaisir, qu’elle est longue pour la vertu ! Il faut être incessamment sur ses gardes. L’instant de jouir passe et ne revient plus ; celui de mal faire passe et revient sans cesse : on s’oub_ie un moment, et l’on est perdu. Est-ce dans cet état effrayant qu’on peut couler des jours tranquilles, et ceux mêmes qu’on a sauvé du péril n’offrent-ils pas une raison de n’y plus exposer les autres ?

Que d’occasions peuvent renaître, aussi dangereuses que celles dont vous avez échappé, et qui pis est, non moins imprévues ! Croyez-vous que les monuments à craindre n’existent qu’à Meillerie ? Ils existent partout où nous sommes ; car nous les portons avec nous. Eh ! vous savez trop qu’une âme attendrie intéresse l’univers entier à sa passion, et que, même après la guérison, tous les objets de la nature nous rappellent encore ce qu’on sentit autrefois en les voyant. Je crois pourtant, oui, j’ose le croire, que ces périls ne reviendront plus, et mon cœur me répond du vôtre. Mais, pour être au-dessus d’une lâcheté, ce cœur facile est-il au-dessus d’une faiblesse, et suis-je la seule ici qu’il lui en coûtera peut-être de respecter ? Songez, Saint-Preux, que tout ce qui