Page:Œuvres complètes de Jean-Jacques Rousseau - II.djvu/343

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ni renaître pour moi, ni s’effacer de mon souvenir. Nous avons beau n’être plus les mêmes, je ne puis oublier ce que nous avons été. Mais parlons de votre cousine.

Chère amie, il faut l’avouer, depuis que je n’ose plus contempler vos charmes, je deviens plus sensible aux siens. Quels yeux peuvent errer toujours de beautés en beautés sans jamais se fixer sur aucune ? Les miens l’ont revue avec trop de plaisir peut-être ; et depuis mon éloignement, ses traits, déjà gravés dans mon cœur, y font une impression plus profonde. Le sanctuaire est fermé, mais son image est dans le temple. Insensiblement, je deviens pour elle ce que j’aurais été si je ne vous avais jamais vue ; et il n’appartenait qu’à vous seule de me faire sentir la différence de ce qu’elle m’inspire à l’amour. Les sens, libres de cette passion terrible, se joignent au doux sentiment de l’amitié. Devient-elle amour pour cela ? Julie, ah ! quelle différence ! Où est l’enthousiasme ? Où est l’idolâtrie ? Ou sont ces divins égarements de la raison, plus brillants, plus sublimes, plus forts, meilleurs cent fois que la raison même ? Un feu passager m’embrase, un délire d’un moment me saisit, me trouble, et me quitte. Je retrouve entre elle et moi deux amis qui s’aiment tendrement et qui se le disent. Mais deux amants s’aiment-ils l’un l’autre ? Non ; vous et moi sont des mots proscrits de leur langue : ils ne sont plus deux, ils sont un.

Suis-je donc tranquille en effet ? Comment puis-je l’être ? Elle est charmante, elle est votre amie et la mienne ; la reconnaissance m’attache à elle ; elle entre dans mes souvenirs les plus doux. Que de droits sur une âme sensible ! et comment écarter un sentiment plus tendre de tant de sentiments si bien dus ! Hélas ! il est dit qu’entre elle et vous je ne serai jamais un moment paisible.

Femmes ! femmes ! objets chers et funestes, que la nature orna pour notre supplice, qui punissez quand on vous brave, qui poursuivez quand on vous craint, dont la haine et l’amour sont également nuisibles, et qu’on ne peut ni rechercher ni fuir impunément !… Beauté, charme, attrait, sympathie, être ou chimère inconcevable, abîme de douleurs et de voluptés ! beauté, plus terrible aux mortels que l’élément où l’on t’a fait naître, malheureux qui se livre à ton calme trompeur ! C’est toi qui produis les tempêtes qui tourmentent le genre humain. O Julie ! ô Claire ! que vous me vendez cher cette amitié cruelle dont vous osez vous vanter à moi ! J’ai vécu dans l’orage, et c’est toujours vous qui l’avez excité. Mais quelles agitations diverses vous avez fait éprouver à mon cœur ! Celles du lac de Genève ne ressemblent pas plus aux flots du vaste Océan. L’un n’a que des ondes vives et courtes dont le perpétuel tranchant agite, émeut, submerge quelquefois, sans jamais former de longs cours. Mais sur la mer, tranquille en apparence, on se sent élevé, porté doucement et loin par un flot lent et presque insensible ; on croit ne pas sortir de la place, et l’on arrive au bout du monde.

Telle est la différence de l’effet qu’on produit sur moi vos attraits et les siens. Ce premier, cet unique amour qui fit le destin de ma vie, et que rien n’a pu vaincre que lui-même, était né sans que je m’en fusse aperçu ; il m’entraînait que je l’ignorais encore : je me perdis sans croire m’être égaré. Durant le vent j’étais au ciel ou dans les abîmes ; le calme vient, je ne sais plus où je suis. Au contraire, je vois, je sens mon trouble auprès d’elle, et me le figure plus grand qu’il n’est ; j’éprouve des transports passagers et sans suite ; je m’emporte un moment, et suis paisible un moment après : l’onde tourmente en vain le vaisseau, le vent n’enfle point les voiles ; mon cœur, content de ses charmes, ne leur prête point son illusion ; je la vois plus belle que je ne l’imagine, et je la redoute plus de près que de loin : c’est presque l’effet contraire à celui qui me vient de vous, et j’éprouvais constamment l’un et l’autre à Clarens.

Depuis mon départ il est vrai qu’elle se présente à moi quelquefois avec plus d’empire. Malheureusement il m’est difficile de la voir seule. Enfin je la vois, et c’est bien assez ; elle ne m’a pas laissé de l’amour, mais de l’inquiétude.

Voilà fidèlement ce que je suis pour l’une et pour l’autre. Tout le reste de votre sexe ne m’est plus rien ; mes longues peines me l’ont fait oublier :

E fornito ’l mio tempo a mezzo gli anni.

Le malheur m’a tenu lieu de force pour vaincre