Page:Œuvres complètes de Jean-Jacques Rousseau - II.djvu/345

La bibliothèque libre.
Cette page n’a pas encore été corrigée

et pour le mériter il faut que j’y renonce. Vous me connaissez : jugez-moi. Ce n’est pas assez que votre adorable cousine soit aimée ; elle doit l’être comme vous, je le sais : le sera-t-elle ? le peut-elle être ? et dépend-il de moi de lui rendre sur ce point ce qui lui est dû ? Ah ! si vous vouliez m’unir avec elle, que ne me laissiez-vous un cœur à lui donner, un cœur auquel elle inspirât des sentiments nouveaux dont il lui pût offrir les prémices ? En est-il un moins digne d’elle que celui qui sut vous aimer ? Il faudrait avoir l’âme libre et paisible du bon et sage d’Orbe pour s’occuper d’elle seule à son exemple ; il faudrait le valoir pour lui succéder : autrement la comparaison de son ancien état lui rendrait le dernier plus insupportable ; et l’amour faible et distrait d’un second époux, loin de la consoler du premier, le lui ferait regretter davantage. D’un ami tendre et reconnaissant elle aurait fait un mari vulgaire. Gagnerait-elle à cet échange ? Elle y perdrait doublement. Son cœur délicat et sensible sentirait trop cette perte ; et moi, comment supporterais-je le spectacle continuel d’une tristesse dont je serais cause, et dont je ne pourrais la guérir ? Hélas ! j’en mourrais de douleur même avant elle. Non, Julie, je ne ferai point mon bonheur aux dépens du sien. Je l’aime trop pour l’épouser.

Mon bonheur ? Non. Serais-je heureux moi-même en ne la rendant pas heureuse ? L’un des deux peut-il se faire un sort exclusif dans le mariage ? Les biens, les maux, n’y sont-ils pas communs, malgré qu’on en ait, et les chagrins qu’on se donne l’un à l’autre, ne retombent-ils pas toujours sur celui qui les cause ? Je serais malheureux par ses peines, sans être heureux par ses bienfaits. Grâces, beauté ; mérite, attachement, fortune, tout concourrait à ma félicité ; mon cœur, mon cœur seul empoisonnerait tout cela, et me rendrait misérable au sein du bonheur.

Si mon état présent est plein de charme auprès d’elle, loin que ce charme pût augmenter par une union plus étroite, les plus doux plaisirs que j’y goûte me seraient ôtés. Son humeur badine peut laisser un aimable essor à son amitié, mais c’est quand elle a des témoins de ses caresses. Je puis avoir quelque émotion trop vive auprès d’elle, mais c’est quand votre présence me distrait de vous. Toujours entre elle et moi dans nos tête-à-tête, c’est vous qui le rendez délicieux. Plus notre attachement augmente, plus nous songeons aux chaînes qui l’ont formé ; le doux lien de notre amitié se resserre, et nous nous aimons pour parler de vous. Ainsi mille souvenirs chers à votre amie, plus chers à votre ami, les réunissent : uni par d’autres nœuds, il y faudra renoncer. Ces souvenirs trop charmants ne seraient-ils pas autant d’infidélités envers elle ? Et de quel front prendrais-je une épouse respectée et chérie pour confidente des outrages que mon cœur lui ferait malgré lui ? Ce cœur n’oserait donc plus s’épancher dans le sien, il se fermerait à son abord. N’osant plus lui parler de vous, bientôt je ne lui parlerais plus de moi. Le devoir, l’honneur, en m’imposant pour elle une réserve nouvelle, me rendraient ma femme étrangère, et je n’aurais plus ni guide ni conseil pour éclairer mon âme et corriger mes erreurs. Est-ce là l’hommage qu’elle doit attendre ? Est-ce là le tribut de tendresse et de reconnaissance que j’irais lui porter ? Est-ce ainsi que je ferais son bonheur et le mien ?

Julie, oubliâtes-vous mes serments avec les vôtres ? Pour moi, je ne les ai point oubliés. J’ai tout perdu ; ma foi seule m’est restée ; elle me restera jusqu’au tombeau. Je n’ai pu vivre à vous ; je mourrai libre. Si l’engagement en était à prendre, je le prendrais aujourd’hui. Car si c’est un devoir de se marier, un devoir plus indispensable encore est de ne faire le malheur de personne ; et tout ce qui me reste à sentir en d’autres nœuds, c’est l’éternel regret de ceux auxquels j’osai prétendre. Je porterais dans ce lien sacré l’idée de ce que j’espérais y trouver une fois : cette idée ferait mon supplice et celui d’une infortunée. Je lui demanderais compte des jours heureux que j’attendis de vous. Quelles comparaisons j’aurais à faire ! Quelle femme au monde les pourrait soutenir ? Ah ! comment me consolerais-je à la fois de n’être pas à vous et d’être à une autre ?

Chère amie, n’ébranlez point des résolutions dont dépend le repos de mes jours ; ne cherchez point à me tirer de l’anéantissement où je suis tombé, de peur qu’avec le sentiment de mon existence, je ne reprenne celui de mes maux, et qu’un état violent ne rouvre toutes