Page:Œuvres complètes de Jean-Jacques Rousseau - II.djvu/356

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voir une fois convaincu ; si ce n’est pour son bonheur dans l’autre monde, c’est pour son bonheur dans celui-ci. Car de combien de douceurs n’est-il point privé ! Quel sentiment peut le consoler dans ses peines ? Quel spectateur anime les bonnes actions qu’il fait en secret ? Quelle voix peut parler au fond de son âme ? Quel prix peut-il attendre de sa vertu ? Comment doit-il envisager la mort ? Non, je l’espère, il ne l’attendra pas dans cet état horrible. Il me reste une ressource pour l’en tirer, et j’y consacre le reste de ma vie ; ce n’est plus de le convaincre, mais de le toucher ; c’est de lui montrer un exemple qui l’entraîne, et de lui rendre la religion si aimable qu’il ne puisse lui résister. Ah ! mon ami, quel argument contre l’incrédule que la vie du vrai chrétien ! Croyez-vous qu’il y ait quelque âme à l’épreuve de celui-là ? Voilà désormais la tâche que je m’impose ; aidez-moi tous à la remplir. Wolmar est froid, mais il n’est pas insensible. Quel tableau nous pouvons offrir à son cœur, quand ses amis, ses enfants, sa femme, concourront tous à l’instruire en l’édifiant ! quand, sans lui prêcher Dieu dans leurs discours, ils le lui montreront dans les actions qu’il inspire, dans les vertus dont il est l’auteur, dans le charme qu’on trouve à lui plaire ! quand il verra briller l’image du ciel dans sa maison ! quand cent fois le jour il sera forcé de se dire : « Non, l’homme n’est pas ainsi par lui-même, quelque chose de plus qu’humain règne ici ! »

Si cette entreprise est de votre goût, si vous vous sentez digne d’y concourir, venez ; passons nos jours ensemble, et ne nous quittons plus qu’à la mort. Si le projet vous déplaît ou vous épouvante, écoutez votre conscience, elle vous dicte votre devoir. Je n’ai rien de plus à vous dire.

Selon ce que milord Edouard nous marque, je vous attends tous deux vers la fin du mois prochain. Vous ne reconnaîtrez pas votre appartement ; mais dans les changements qu’on y a faits, vous reconnaîtrez les soins et le cœur d’une bonne amie qui s’est fait un plaisir de l’orner. Vous y trouverez aussi un petit assortiment de livres qu’elle a choisis à Genève, meilleurs et de meilleur goût que l’Adone, quoiqu’il y soit aussi par plaisanterie. Au reste ; soyez discret ; car, comme elle ne veut pas que vous sachiez que tout cela vient d’elle, je me dépêche de vous l’écrire avant qu’elle me défende de vous en parler.

Adieu, mon ami. Cette partie du château de Chillon, que nous devions tous faire ensemble, se fera demain sans vous. Elle n’en vaudra pas mieux, quoiqu’on la fasse avec plaisir. M. le bailli nous a invités avec nos enfants, ce qui ne m’a point laissé d’excuse. Mais je ne sais pourquoi je voudrais être déjà de retour.

Lettre IX de Fanchon Anet

Ah ! monsieur, ah ! mon bienfaiteur, que me charge-t-on de vous apprendre !… Madame… ma pauvre maîtresse… O Dieu ! je vois déjà votre frayeur… mais vous ne voyez pas notre désolation… je n’ai pas un moment à perdre ; il faut vous dire… il faut courir… je voudrais déjà vous avoir tout dit… Ah ! que deviendrez-vous quand vous saurez notre malheur ?

Toute la famille alla dîner à Chillon. M. le baron, qui allait en Savoie passer quelques jours au château de Blonay, partit après le dîner. On l’accompagna quelques pas ; puis on se promena le long de la digue. Mme d’Orbe et Mme la baillive marchaient devant avec monsieur. Madame suivait, tenant d’une main Henriette et de l’autre Marcellin. J’étais derrière avec l’aîné. Monseigneur le bailli, qui s’était arrêté pour parler à quelqu’un, vint rejoindre la compagnie, et offrit le bras à madame. Pour le prendre elle me renvoie Marcellin : il court à moi, j’accours à lui ; en courant l’enfant fait un faux pas, le pied lui manque ; il tombe dans l’eau… Je pousse un cri perçant ; Madame se retourne ; voit tomber son fils,