Page:Œuvres complètes de Jean-Jacques Rousseau - II.djvu/360

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seul sentiment cette infortunée à recevoir à faux une si cruelle atteinte. Faites qu’elle ne soupçonne rien avant le temps, ou vous risquez de rester sans amie et de laisser vos enfants sans mère. »

Elle me parla de son père. J’avouai lui avoir envoyé un exprès ; mais je me gardai d’ajouter que cet homme, au lieu de se contenter de donner ma lettre, comme je lui avais ordonné, s’était hâté de parler, et si lourdement, que mon vieil ami, croyant sa fille noyée, était tombé d’effroi sur l’escalier, et s’était fait une blessure qui le retenait à Blonay dans son lit. L’espoir de revoir son père la toucha sensiblement ; et la certitude que cette espérance était vaine ne fut pas le moindre des maux qu’il me fallut dévorer.

Le redoublement de la nuit précédente l’avait extrêmement affaiblie. Ce long entretien n’avait pas contribué à la fortifier. Dans l’accablement où elle était, elle essaya de prendre un peu de repos durant la journée ; je n’appris que le surlendemain qu’elle ne l’avait pas passée tout entière à dormir.

Cependant la consternation régnait dans la maison. Chacun dans un morne silence attendait qu’on le tirât de peine, et n’osait interroger personne, crainte d’apprendre plus qu’il ne voulait savoir. On se disait : « S’il y a quelque bonne nouvelle, on s’empressera de la dire, s’il y en a de mauvaises, on ne les saura toujours que trop tôt. » Dans la frayeur dont ils étaient saisis, c’était assez pour eux qu’il n’arrivât rien qui fît nouvelle. Au milieu de ce morne repos, Mme d’Orbe était la seule active et parlante. Sitôt qu’elle était hors de la chambre de Julie, au lieu de s’aller reposer dans la sienne, elle parcourait toute la maison ; elle arrêtait tout le monde, demandant ce qu’avait dit le médecin, ce qu’on disait. Elle avait été témoin de la nuit précédente, elle ne pouvait ignorer ce qu’elle avait vu ; mais elle cherchait à se tromper elle-même et à récuser le témoignage de ses yeux. Ceux qu’elle questionnait ne lui répondant rien que de favorable, cela l’encourageait à questionner les autres, et toujours avec une inquiétude si vive, avec un air si effrayant, qu’on eût su la vérité mille fois sans être tenté de la lui dire.

Auprès de Julie elle se contraignait, et l’objet touchant qu’elle avait sous les yeux la disposait plus à l’affliction qu’à l’emportement. Elle craignait surtout de lui laisser voir ses alarmes, mais elle réussissait mal à les cacher. On apercevait son trouble dans son affectation même à paraître tranquille. Julie, de son côté, n’épargnait rien pour l’abuser. Sans exténuer son mal elle en parlait presque comme d’une chose passée, et ne semblait en peine que du temps qu’il lui faudrait pour se remettre. C’était encore un de mes supplices de les voir chercher à se rassurer mutuellement, moi qui savais si bien qu’aucune des deux n’avait dans l’âme l’espoir qu’elle s’efforçait de donner à l’autre.

Mme d’Orbe avait veillé les deux nuits précédentes ; il y avait trois jours qu’elle ne s’était déshabillée. Julie lui proposa de s’aller coucher ; elle n’en voulut rien faire. « Eh bien donc ! dit Julie, qu’on lui tende un petit lit dans ma chambre ; à moins, ajouta-t-elle comme par réflexion, qu’elle ne veuille partager le mien. Qu’_en dis-tu, cousine ? Mon mal ne se gagne pas, tu ne te dégoûtes pas de moi, couche dans mon lit. » Le parti fut accepté. Pour moi, l’on me renvoya, et véritablement j’avais besoin de repos.Je fus levé de bonne heure. Inquiet de ce qui s’était passé durant la nuit, au premier bruit que j’entendis j’entrai dans la chambre. Sur l’état où Mme d’Orbe était la veille, je jugeai du désespoir où j’allais la trouver, et des fureurs dont je serais le témoin. En entrant, je la vis assise dans un fauteuil, défaite et pâle, plutôt livide, les yeux plombés et presque éteints, mais douce, tranquille, parlant peu, faisant tout ce qu’on lui disait sans répondre. ur Julie, elle paraissait moins faible que la veille ; sa voix était plus ferme ; son geste plus animé ; elle semblait avoir pris la vivacité de sa cousine. Je connus aisément à son teint que ce mieux apparent était l’effet de la fièvre ; mais je vis aussi briller dans ses regards je ne sais quelle secrète joie qui pouvait y contribuer, et dont je ne démêlais pas la cause. Le médecin n’en confirma pas moins son jugement de la veille ; la malade n’en continua pas moins de penser comme lui, et il ne me resta plus aucune espérance.

Ayant été forcé de m’absenter pour quelque temps, je remarquai en entrant que l’appartement avait été