Page:Œuvres complètes de Jean-Jacques Rousseau - II.djvu/365

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en écarter l’inutile et funèbre appareil dont l’effroi des mourants les environne, soit pour donner le change à notre affliction, soit pour s’ôter à elle-même un spectacle attristant à pure perte. « La mort, disait-elle, est déjà si pénible ! pourquoi la rendre encore hideuse ? Les soins que les autres perdent à vouloir prolonger leur vie, je les emploie à jouir de la mienne jusqu’au bout : il ne s’agit que de savoir prendre son parti ; tout le reste va de lui-même. Ferai-je de ma chambre un hôpital, un objet de dégoût et d’ennui, tandis que mon dernier soin est d’y rassembler tout ce qui m’est cher ? Si j’y laisse croupir le mauvais air, il faudra en écarter mes enfants, ou exposer leur santé. Si je reste dans un équipage à faire peur, personne ne me reconnaîtra plus ; je ne serai plus la même ; vous vous souviendrez tous de m’avoir aimée, et ne pourrez plus me souffrir ; j’aurai, moi vivante, l’affreux spectacle de l’horreur que je ferai, même à mes amis, comme si j’étais déjà morte. Au lieu de cela, j’ai trouvé l’art d’étendre ma vie sans la prolonger. J’existe, j’aime, je suis aimée, je vis jusqu’à mon dernier soupir. L’instant de la mort n’est rien ; le mal de la nature est peu de chose ; j’ai banni tous ceux de l’opinion. »

Tous ces entretiens et d’autres semblables se passaient entre la malade, le pasteur, quelquefois le médecin, la Fanchon et moi. Mme d’Orbe y était toujours présente, et ne s’y mêlait jamais. Attentive aux besoins de son amie, elle était prompte à la servir. Le reste du temps, immobile et presque inanimée, elle la regardait sans rien dire, et sans rien entendre de ce qu’on disait.

Pour moi, craignant que Julie ne parlât jusqu’à s’épuiser, je pris le moment que le ministre et le médecin s’étaient mis à causer ensemble ; et, m’approchant d’elle, je lui dis à l’oreille : « Voilà bien des discours pour une malade ! voilà bien de la raison pour quelqu’un qui se croit hors d’état de raisonner ! »

« Oui, me dit-elle tout bas, je parle trop pour une malade, mais non pas pour une mourante, bientôt je ne dirai plus rien. A l’égard des raisonnements, je n’en fais plus, mais j’en ai fait. Je savais en santé qu’il fallait mourir. J’ai souvent réfléchi sur ma dernière maladie ; je profite aujourd’hui de ma prévoyance. Je ne suis plus en état de penser ni de résoudre ; je ne fais que dire ce que j’avais pensé, et pratiquer ce que j’avais résolu. »

Le reste de la journée, à quelques accidents près, se passa avec la même tranquillité, et presque de la même manière que quand tout le monde se portait bien. Julie était, comme en pleine santé, douce et caressante ; elle parlait avec le même sens, avec la même liberté d’esprit, même d’un air serein qui allait quelquefois jusqu’à la gaieté. Enfin, je continuais de démêler dans ses yeux un certain mouvement de joie qui m’inquiétait de plus en plus, et sur lequel je résolus de m’éclaircir avec elle.

Je n’attendis pas plus tard que le même soir. Comme elle vit que je m’étais ménagé un tête-à-tête, elle me dit : « Vous m’avez prévenue, j’avais à vous parler. ─ Fort bien, lui dis-je ; mais puisque j’ai pris les devants, laissez-moi m’expliquer le premier. »

Alors, m’étant assis auprès d’elle, et la regardant fixement, je lui dis : « Julie, ma chère Julie ! vous avez navré mon cœur : hélas ! vous avez attendu bien tard ! Oui, continuai-je, voyant qu’elle me regardait avec surprise, je vous ai pénétrée ; vous vous réjouissez de mourir ; vous êtes bien aise de me quitter. Rappelez-vous la conduite de votre époux depuis que nous vivons ensemble ; ai-je mérité de votre part un sentiment si cruel ? » A l’instant elle me prit les mains, et de ce ton qui savait aller chercher l’âme : « Qui ? moi ? je veux vous quitter ? Est-ce ainsi que vous lisez dans mon cœur ? Avez-vous sitôt oublié notre entretien d’hier ? ─ Cependant, repris-je, vous mourez contente… je l’ai vu… je le vois… ─ Arrêtez, dit-elle ; il est vrai, je meurs contente ; mais c’est de mourir comme j’ai vécu, digne d’être votre épouse. Ne m’en demandez pas davantage, je ne vous dirai rien de plus ; mais voici, continua-t-elle en tirant un papier de dessous son chevet, où vous achèverez d’éclaircir ce mystère. » Ce papier était une lettre ; et je vis qu’elle vous était adressée. « Je vous la remets ouverte, ajouta-t-elle en me la donnant, afin qu’après l’avoir lue vous vous déterminiez à l’envoyer ou à la supprimer, selon ce que vous trouverez le plus convenable à votre sagesse et à mon honneur. Je vous prie de ne la lire que quand je ne serai plus ; et je suis si sûre de ce