Page:Œuvres complètes de Jean-Jacques Rousseau - II.djvu/43

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ations.

Telle est la situation cruelle où me plongent le sort qui m’accable et mes sentiments qui m’élèvent, et ton père qui me méprise, et toi qui fais le charme et le tourment de ma vie. Sans toi, beauté fatale, je n’aurais jamais senti ce contraste insupportable de grandeur au fond de mon âme et de bassesse dans ma fortune ; j’aurais vécu tranquille et serais mort content, sans daigner remarquer quel rang j’avais occupé sur la terre. Mais t’avoir vue et ne pouvoir te posséder, t’adorer et n’être qu’un homme, être aimé et ne pouvoir être heureux, habiter les mêmes lieux et ne pouvoir vivre ensemble !… O Julie, à qui je ne puis renoncer ! ô destinée que je ne puis vaincre ! quels combats affreux vous excitez en moi, sans pouvoir jamais surmonter mes désirs ni mon impuissance !

Quel effet bizarre et inconcevable ! Depuis que je suis rapproché de vous, je ne roule dans mon esprit que des pensers funestes. Peut-être le séjour où je suis contribue-t-il à cette mélancolie ; il est triste et horrible ; il en est plus conforme à l’état de mon âme, et je n’en habiterais pas si patiemment un plus agréable. Une file de rochers stériles borde la côte et environne mon habitation, que l’hiver rend encore plus affreuse. Ah ! je le sens, ma Julie, s’il fallait renoncer à vous, il n’y aurait plus pour moi d’autre séjour ni d’autre saison.

Dans les violents transports qui m’agitent, je ne saurais demeurer en place ; je cours, je monte avec ardeur, je m’élance sur les rochers, je parcours à grands pas tous les environs, et trouve partout dans les objets la même horreur qui règne au dedans de moi. On n’aperçoit plus de verdure, l’herbe est jaune et flétrie, les arbres sont dépouillés, le séchard et la froide bise entassent la neige et les glaces ; et toute la nature est morte à mes yeux, comme l’espérance au fond de mon cœur.

Parmi les rochers de cette côte, j’ai trouvé, dans un abri solitaire, une petite esplanade d’où l’on découvre à plein la ville heureuse où vous habitez. Jugez avec quelle avidité mes yeux se portèrent vers ce séjour chéri. Le premier jour je fis mille efforts pour y discerner votre demeure ; mais l’extrême éloignement les rendit vains, et je m’aperçus que mon imagination donnait le change à mes yeux fatigués. Je courus chez le curé emprunter un télescope, avec lequel je vis ou crus voir votre maison ; et depuis ce temps je passe les jours entiers dans cet asile à contempler ces murs fortunés qui renferment la source de ma vie. Malgré la saison, je m’y rends dès le matin, et n’en reviens qu’à la nuit. Des feuilles et quelques bois secs que j’allume servent, avec mes courses, à me garantir du froid excessif. J’ai pris tant de goût pour ce lieu sauvage que j’y porte même de l’encre et du papier ; et j’y écris maintenant cette lettre sur un quartier que les glaces ont détaché du rocher voisin.

C’est là, ma Julie, que ton malheureux amant achève de jouir des derniers plaisirs qu’il goûtera peut-être en ce monde. C’est de là qu’à travers les airs et les murs il ose en secret pénétrer jusque dans ta chambre. Tes traits charmants le frappent encore ; tes regards tendres raniment son cœur mourant ; il entend le son de ta douce voix ; il ose chercher encore en tes bras ce délire qu’il éprouva dans le bosquet. Vain fantôme d’une âme agitée qui s’égare dans ses désirs ! Bientôt forcé de rentrer en moi-même, je te contemple au moins dans le détail de ton innocente vie : je suis de loin les diverses occupations de ta journée, et je me les représente dans les temps et les lieux où j’en fus quelquefois l’heureux témoin. Toujours je te vois vaquer à des soins qui te rendent plus estimable, et mon cœur s’attendrit avec délices sur l’inépuisable bonté du tien. Maintenant, me dis-je au matin, elle sort d’un paisible sommeil, son teint a la fraîcheur de la rose, son âme jouit d’une douce paix ; elle offre à celui dont elle tient l’être un jour qui ne sera point perdu pour la vertu. Elle passe à présent chez sa mère : les tendres affections de son cœur s’épanchent avec les auteurs de ses jours ; elle les soulage dans le détail des soins de la maison ; elle fait peut-être la paix d’un domestique imprudent, elle lui fait peut-être une exhortation secrète ; elle demande peut-être une grâce pour un autre. Dans un autre temps, elle s’occupe sans ennui des travaux de son sexe ; elle orne son âme de connaissances utiles ; elle ajoute à son goût exquis les agréments des beaux-arts, et ceux de la danse à sa légèreté naturelle. Tantôt je vois une élégante et simple parure orner des