Page:Œuvres complètes de Jean-Jacques Rousseau - II.djvu/459

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sens, le sont encore par la subtilité de leur esprit ; généralement il n’y a rien de plus lourd qu’un paysan, ni rien de plus fin qu’un sauvage. D’où vient cette différence ? C’est que le premier, faisant toujours ce qu’on lui commande, ou ce qu’il a vu faire à son père, ou ce qu’il a fait lui-même dès sa jeunesse, ne va jamais que par routine ; et, dans sa vie presque automate, occupé sans cesse des mêmes travaux, l’habitude et l’obéissance lui tiennent lieu de raison.

Pour le sauvage, c’est autre chose : n’étant attaché à aucun lieu, n’ayant point de tâche prescrite, n’obéissant à personne, sans autre loi que sa volonté, il est forcé de raisonner à chaque action de sa vie ; il ne fait pas un mouvement, pas un pas, sans en avoir d’avance envisagé les suites. Ainsi, plus son corps s’exerce, plus son esprit s’éclaire ; sa force et sa raison croissent à la fois et s’étendent l’une par l’autre.

Savant précepteur, voyons lequel de nos élèves ressemble au sauvage, et lequel ressemble au paysan. Soumis en tout à une autorité toujours enseignante, le vôtre ne fait rien que sur parole ; il n’ose manger quand il a faim, ni rire quand il est gai, ni pleurer quand il est triste, ni présenter une main pour l’autre, ni remuer le pied que comme on le lui prescrit ; bientôt il n’osera respirer que sur vos règles. À quoi voulez-vous qu’il pense, quand vous pensez à tout pour lui ? Assuré de votre prévoyance, qu’a-t-il besoin d’en avoir ? Voyant que vous vous chargez de sa conservation, de son bien-être, il se sent délivré de ce soin ; son jugement se repose sur le vôtre ; tout ce que vous ne lui défendez pas, il le fait sans réflexion, sachant bien qu’il le fait sans risque. Qu’a-t-il besoin d’apprendre à prévoir la pluie ? il sait que vous regardez au ciel pour lui. Qu’a-t-il besoin de régler sa promenade ? il ne craint pas que vous lui laissiez passer l’heure du dîner. Tant que vous ne lui défendez pas de manger, il mange ; quand vous le lui défendez, il ne mange plus ; il n’écoute plus les avis de son estomac, mais les vôtres. Vous avez beau ramollir son corps dans l’inaction, vous n’en rendez pas son entendement plus flexible. Tout au contraire, vous achevez de décréditer la raison dans son esprit, en lui faisant user le peu qu’il en a sur les choses qui lui paraissent le plus inutiles. Ne voyant jamais à quoi elle est bonne, il juge enfin qu’elle n’est bonne à rien. Le pis qui pourra lui arriver de mal raisonner sera d’être repris, et il l’est si souvent qu’il n’y songe guère ; un danger si commun ne l’effraye plus.

Vous lui trouvez pourtant de l’esprit ; et il en a pour babiller avec les femmes, sur le ton dont j’ai déjà parlé ; mais qu’il soit dans le cas d’avoir à payer de sa personne, à prendre un parti dans quelque occasion difficile, vous le verrez cent fois plus stupide et plus bête que le fils du plus gros manant.

Pour mon élève, ou plutôt celui de la nature, exercé de bonne heure à se suffire à lui-même autant qu’il est possible, il ne s’accoutume point à recourir sans cesse aux autres, encore moins à leur étaler son grand savoir. En revanche, il juge, il prévoit, il raisonne en tout ce qui se rapporte immédiatement à lui. Il ne jase pas, il agit ; il ne sait pas un mot de ce qui se fait dans le monde, mais il sait fort bien faire ce qui lui convient. Comme il est sans cesse en mouvement, il est forcé d’observer beaucoup de choses, de connaître beaucoup d’effets ; il acquiert de bonne heure une grande expérience : il prend ses leçons de la nature et non pas des hommes ; il s’instruit d’autant mieux qu’il ne voit nulle part l’intention de l’instruire. Ainsi son corps et son esprit s’exercent à la fois. Agissant toujours d’après sa pensée, et non d’après celle d’un autre, il unit continuellement deux opérations ; plus il se rend fort et robuste, plus il devient sensé et judicieux. C’est le moyen d’avoir un jour ce qu’on croit incompatible, et ce que presque tous les grands hommes ont réuni, la force du corps et celle de l’âme, la raison d’un sage et la vigueur d’un athlète.

Jeune instituteur, je vous prêche un art difficile, c’est de gouverner sans préceptes, et de tout faire en ne faisant rien. Cet art, j’en conviens, n’est pas de votre âge ; il n’est pas propre à faire briller d’abord vos talents, ni à vous faire valoir auprès des pères : mais c’est le seul propre à réussir. Vous ne parviendrez jamais