Page:Œuvres complètes de Jean-Jacques Rousseau - II.djvu/484

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à l’enfant son goût primitif le plus qu’il est possible ; que sa nourriture soit commune et simple, que son palais ne se familiarise qu’à des saveurs peu relevées, et ne se forme point un goût exclusif.

Je n’examine pas ici si cette manière de vivre est plus saine ou non, ce n’est pas ainsi que je l’envisage. Il me suffit de savoir, pour la préférer, que c’est la plus conforme à la nature, et celle qui peut le plus aisément se plier à tout autre. Ceux qui disent qu’il faut accoutumer les enfants aux aliments dont ils useront étant grands, ne raisonnent pas bien, ce me semble. Pourquoi leur nourriture doit-elle être la même, tandis que leur manière de vivre est si différente ? Un homme épuisé de travail, de soucis, de peines, a besoin d’aliments succulents qui lui portent de nouveaux esprits au cerveau ; un enfant qui vient de s’ébattre, et dont le corps croît, a besoin d’une nourriture abondante qui lui fasse beaucoup de chyle. D’ailleurs l’homme fait a déjà son état, son emploi, son domicile ; mais qui est-ce qui peut être sûr de ce que la fortune réserve à l’enfant ? En toute chose ne lui donnons point une forme si déterminée, qu’il lui en coûte trop d’en changer au besoin. Ne faisons pas qu’il meure de faim dans d’autres pays, s’il ne traîne partout à sa suite un cuisinier français, ni qu’il dise un jour qu’on ne sait manger qu’en France. Voilà, par parenthèse, un plaisant éloge ! Pour moi, je dirais au contraire qu’il n’y a que les Français qui ne savent pas manger, puisqu’il faut un art si particulier pour leur rendre les mets mangeables.

De nos sensations diverses, le goût donne celles qui généralement nous affectent le plus. Aussi sommes-nous plus intéressés à bien juger des substances qui doivent faire partie de la nôtre, que de celle qui ne font que l’environner. Mille choses sont indifférentes au toucher, à l’ouïe, à la vue ; mais il n’y a presque rien d’indifférent au goût.

De plus, l’activité de ce sens est toute physique et matérielle ; il est le seul qui ne dit rien à l’imagination, du moins celui dans les sensations duquel elle entre le moins ; au lieu que l’imitation et l’imagination mêlent souvent du moral à l’impression de tous les autres. Aussi, généralement, les cœurs tendres et voluptueux, les caractères passionnés et vraiment sensibles, faciles à émouvoir par les autres sens, sont-ils assez tièdes sur celui-ci. De cela même qui semble mettre le goût au-dessous d’eux, et rendre plus méprisable le penchant qui nous y livre, je conclurais au contraire que le moyen le plus convenable pour gouverner les enfants est de les mener par leur bouche. Le mobile de la gourmandise est surtout préférable à celui de la vanité, en ce que la première est un appétit de la nature, tenant immédiatement au sens, et que la seconde est un ouvrage de l’opinion, sujet au caprice des hommes et à toutes sortes d’abus. La gourmandise est la passion de l’enfance ; cette passion ne tient devant aucune autre ; à la moindre concurrence elle disparaît. Eh ! croyez-moi, l’enfant ne cessera que trop tôt de songer à ce qu’il mange ; et quand son cœur sera trop occupé, son palais ne l’occupera guère. Quand il sera grand, mille sentiments impétueux donneront le change à la gourmandise, et ne feront qu’irriter la vanité ; car cette dernière passion seule fait son profit des autres, et à la fin les engloutit toutes. J’ai quelquefois examiné ces gens qui donnaient de l’importance aux bons morceaux, qui songeaient, en s’éveillant, à ce qu’ils mangeraient dans la journée, et décrivaient un repas avec plus d’exactitude que n’en met Polybe à décrire un combat ; j’ai trouvé que tous ces prétendus hommes n’étaient que des enfants de quarante ans, sans vigueur et sans consistance, fruges consumere nati. La gourmandise est le vice des cœurs qui n’ont point d’étoffe. L’âme d’un gourmand est toute dans son palais ; il n’est fait que pour manger ; dans sa stupide incapacité, il n’est qu’à table à sa place, il ne sait juger que des plats ; laissons-lui sans regret cet emploi ; mieux lui vaut celui-là qu’un autre, autant pour nous que pour lui.

Craindre que la gourmandise ne s’enracine dans un enfant capable de quelque chose est une précaution de petit esprit. Dans l’enfance on ne songe qu’à ce qu’on mange ; dans l’adolescence on n’y songe plus ; tout nous est bon, et l’on a bien d’autres affaires. Je ne voudrais pourtant pas qu’on allât faire un usage indiscret d’un ressort si bas, ni étayer d’un bon morceau l’honneur de faire une belle action. Mais je