Page:Œuvres complètes de Jean-Jacques Rousseau - II.djvu/537

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personnel qu’il est possible ; surtout point de vanité, point d’émulation, point de gloire, point de ces sentiments qui nous forcent de nous comparer aux autres ; car ces comparaisons ne se font jamais sans quelque impression de haine contre ceux qui nous disputent la préférence, ne fût-ce que dans notre propre estime. Alors il faut s’aveugler ou s’irriter, être un méchant ou un sot : tâchons d’éviter cette alternative. Ces passions si dangereuses naîtront tôt ou tard, me dit-on, malgré nous. Je ne le nie pas : chaque chose a son temps et son lieu ; je dis seulement qu’on ne doit pas leur aider à naître.

Voilà l’esprit de la méthode qu’il faut se prescrire. Ici les exemples et les détails sont inutiles, parce qu’ici commence la division presque infinie des caractères, et que chaque exemple que je donnerais ne conviendrait pas peut-être à un sur cent mille. C’est à cet âge aussi que commence, dans l’habile maître, la véritable fonction de l’observateur et du philosophe, qui sait l’art de sonder les cœurs en travaillant à les former. Tandis que le jeune homme ne songe point encore à se contrefaire, et ne l’a point encore appris, à chaque objet qu’on lui présente on voit dans son air, dans ses yeux, dans son geste, l’impression qu’il en reçoit : on lit sur son visage tous les mouvements de son âme ; à force de les épier, on parvient à les prévoir, et enfin à les diriger.

On remarque en général que le sang, les blessures, les cris, les gémissements, l’appareil des opérations douloureuses, et tout ce qui porte aux sens des objets de souffrance, saisit plus tôt et plus généralement tous les hommes. L’idée de destruction, étant plus composée, ne frappe pas de même ; l’image de la mort touche plus tard et plus faiblement, parce que nul n’a par divers soi l’expérience de mourir : il faut avoir vu des cadavres pour sentir les angoisses des agonisants. Mais quand une fois cette image s’est bien formée dans notre esprit, il n’y a point de spectacle plus horrible à nos yeux, soit à cause de l’idée de destruction totale qu’elle donne alors par les sens, soit parce que, sachant que ce moment est inévitable pour tous les hommes, on se sent plus vivement affecté d’une situation à laquelle on est sûr de ne pouvoir échapper.

Ces impressions diverses ont leurs modifications et leurs degrés, qui dépendent du caractère particulier de chaque individu et de ses habitudes antérieures ; mais elles sont universelles, et nul n’en est tout à fait exempt. Il en est de plus tardives et de moins générales, qui sont plus propres aux âmes sensibles ; ce sont celles qu’on reçoit des peines morales, des douleurs internes, des afflictions, des langueurs, de la tristesse. Il y a des gens qui ne savent être émus que par des cris et des pleurs ; les longs et sourds gémissements d’un cœur serré de détresse ne leur ont jamais arraché des soupirs ; jamais l’aspect d’une contenance abattue, d’un visage hâve et plombé, d’un œil éteint et qui ne peut plus pleurer, ne les fit pleurer eux-mêmes, les maux de l’âme ne sont rien pour eux : ils sont jugés, la leur ne sent rien ; n’attendez d’eux que rigueur inflexible, endurcissement, cruauté. Ils pourront être intègres et justes, jamais cléments, généreux, pitoyables. Je dis qu’ils pourront être justes, si toutefois un homme peut l’être quand il n’est pas miséricordieux.

Mais ne vous pressez pas de juger les jeunes gens par cette règle, surtout ceux qui, ayant été élevés comme ils doivent l’être, n’ont aucune idée des peines morales qu’on ne leur a jamais fait éprouver, car, encore une fois, ils ne peuvent plaindre que les maux qu’ils connaissent ; et cette apparente insensibilité, qui ne vient que de l’ignorance, se change bientôt en attendrissement, quand ils commencent à sentir qu’il y a dans la vie humaine mille douleurs qu’ils ne connaissaient pas. Pour mon Émile, s’il a eu de la simplicité et du bon sens dans son enfance, je suis bien sûr qu’il aura de l’âme et de la sensibilité dans sa jeunesse ; car la vérité des sentiments tient beaucoup à la justesse des idées.

Mais pourquoi le rappeler ? Plus d’un lecteur me reprochera sans doute l’oubli de mes premières résolutions et du bonheur constant que j’avais promis à mon élève. Des malheureux, des mourants, des spectacles de douleur et de misère ! quel bonheur, quelle jouissance pour un jeune cœur qui naît à la vie ! Son triste instituteur, qui lui destinait une éducation si douce, ne le fait naître que pour souffrir. Voilà ce qu’on dira : que m’importe ? j’ai promis de le rendre heureux, non de faire