Page:Œuvres complètes de Jean-Jacques Rousseau - II.djvu/543

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en parle toujours avec plaisir, il n’y songe point sans attendrissement : s’il trouve occasion de lui montrer par quelque service inattendu qu’il se ressouvient des siens, avec quel contentement intérieur il satisfait alors sa gratitude ! Avec quelle douce joie il se fait reconnaître ! Avec quel transport il lui dit : Mon tour est venu ! Voilà vraiment la voix de nature ; jamais un vrai bienfait ne fit d’ingrat.

Si donc la reconnaissance est un sentiment naturel, et que vous n’en détruisiez pas l’effet par votre faute, assurez-vous que votre élève, commençant à voir le prix de vos soins, y sera sensible, pourvu que vous ne les ayez point mis vous-même à prix, et qu’ils vous donneront dans son cœur une autorité que rien ne pourra détruire. Mais, avant de vous être bien assuré de cet avantage, gardez de vous l’ôter en vous faisant valoir auprès de lui. Lui vanter vos services, c’est les lui rendre insupportables ; les oublier, c’est l’en faire souvenir. Jusqu’à ce qu’il soit temps de le traiter en homme, qu’il ne soit jamais question de ce qu’il vous doit, mais de ce qu’il se doit. Pour le rendre docile, laissez-lui toute sa liberté ; dérobez-vous pour qu’il vous cherche ; élevez son âme au noble sentiment de la reconnaissance, en ne lui parlant jamais que de son intérêt. Je n’ai point voulu qu’on lui dît que ce qu’on faisait était pour son bien, avant qu’il fût en état de l’entendre ; dans ce discours il n’eût vu que votre dépendance, et il ne vous eût pris que pour son valet. Mais maintenant qu’il commence à sentir ce que c’est qu’aimer, il sent aussi quel doux lien peut unir un homme à ce qu’il aime ; et, dans le zèle qui vous fait occuper de lui sans cesse, il ne voit plus l’attachement d’un esclave, mais l’affection d’un ami. Or rien n’a tant de poids sur le cœur humain que la voix de l’amitié bien reconnue ; car on sait qu’elle ne nous parle jamais que pour notre intérêt. On peut croire qu’un ami se trompe, mais non qu’il veuille nous tromper. Quelquefois on résiste à ses conseils, mais jamais on ne les méprise.

Nous entrons enfin dans l’ordre moral : nous venons de faire un second pas d’homme. Si c’en était ici le lieu, j’essayerais de montrer comment des premiers mouvements du cœur s’élèvent les premières voix de la conscience, et comment des sentiments d’amour et de haine naissent les premières notions du bien et du mal : je ferais voir que justice et bonté ne sont point seulement des mots abstraits, de purs êtres moraux formés par l’entendement, mais de véritables affections de l’âme éclairée par la raison, et qui ne sont qu’un progrès ordonné de nos affections primitives ; que, par la raison seule, indépendamment de la conscience, on ne peut établir aucune loi naturelle ; et que tout le droit de la nature n’est qu’une chimère, s’il n’est fondé sur un besoin naturel au cœur humain [1]. Mais je songe que je n’ai point à faire ici des traités de métaphysique et de morale, ni des cours d’étude d’aucune espèce ; il me suffit de marquer l’ordre et le progrès de nos sentiments et de nos connaissances relativement à notre constitution. D’autres démontreront peut-être ce que je ne fais qu’indiquer ici.

Mon Émile n’ayant jusqu’à présent regardé que lui-même, le premier regard qu’il jette sur ses semblables le porte à se comparer avec eux ; et le premier sentiment qu’excite en lui cette comparaison est de désirer la première place. Voilà le point où l’amour de soi se change en amour-propre, et où commencent à naître toutes les passions qui tiennent à celle-là. Mais pour décider si celles de ces passions qui domineront dans son caractère seront humaines et douces, ou cruelles et malfaisantes, si ce seront des passions de bienveillance et de commisération, ou d’envie et de convoitise, il faut savoir à quelle place il se sentira parmi les

  1. Le précepte même d’agir avec autrui comme nous voulons qu’on agisse avec nous n’a de vrai fondement que la conscience et le sentiment ; car où est la raison précise d’agir, étant moi, comme si j’étais un autre, surtout quand je suis moralement sûr de ne jamais me trouver dans le même cas ? et qui me répondra qu’en suivant bien fidèlement cette maxime, j’obtiendrai qu’on la suive de même avec moi ? Le méchant tire avantage de la probité du juste et de sa propre injustice ; il est bien aise que tout le monde soit juste, excepté lui. Cet accord-là, quoi qu’on en dise, n’est pas fort avantageux aux gens de bien. Mais quand la force d’une âme expansive m’identifie avec mon semblable, et que je me sens pour ainsi dire en lui, c’est pour ne pas souffrir que je ne veux pas qu’il souffre ; je m’intéresse à lui pour l’amour de moi, et la raison du précepte est dans la nature elle-même qui m’inspire le désir de mon bien-être en quelque lieu que je me sente exister. D’où je conclus qu’il n’est pas vrai que les préceptes de la loi naturelle soient fondés sur la raison seule, ils ont une base plus solide et plus sûre. L’amour des hommes dérivé de l’amour de soi est le principe de la justice humaine. Le sommaire de toute la morale est donné dans l’Évangile par celui de la loi.