Page:Œuvres complètes de Jean-Jacques Rousseau - II.djvu/549

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Certainement, avec les dispositions naturelles de l’élève, pour peu que le maître apporte de prudence et de choix dans ses lectures, pour peu qu’il le mette sur la voie des réflexions qu’il en doit tirer, cet exercice sera pour lui un cours de philosophie pratique, meilleur sûrement et mieux entendu que toutes les vaines spéculations dont on brouille l’esprit des jeunes gens dans nos écoles. Qu’après avoir suivi les romanesques projets de Pyrrhus, Cynéas lui demande quel bien réel lui procurera la conquête du monde, dont il ne puisse jouir dès à présent sans tant de tourments ; nous ne voyons là qu’un bon mot qui passe. Mais Émile y verra une réflexion très sage, qu’il eût faite le premier, et qui ne s’effacera jamais de son esprit, parce qu’elle n’y trouve aucun préjugé contraire qui puisse en empêcher l’impression. Quand ensuite, en lisant la vie de cet insensé, il trouvera que tous ses grands desseins ont abouti à s’aller faire tuer par la main d’une femme, au lieu d’admirer cet héroïsme prétendu, que verra-t-il dans tous les exploits d’un si grand capitaine, dans toutes les intrigues d’un si grand politique, si ce n’est autant de pas pour aller chercher cette malheureuse tuile qui devait terminer sa vie et ses projets par une mort déshonorante ?

Tous les conquérants n’ont pas été tués ; tous les usurpateurs n’ont pas échoué dans leurs entreprises, plusieurs paraîtront heureux aux esprits prévenus des opinions vulgaires : mais celui qui, sans s’arrêter aux apparences, ne juge du bonheur des hommes que par l’état de leurs cœurs, verra leurs misères dans leurs succès mêmes ; il verra leurs désirs et leurs soucis rongeants s’étendre et s’accroître avec leur fortune ; il les verra perdre haleine en avançant, sans jamais parvenir à leurs termes, il les verra semblables à ces voyageurs inexpérimentés qui, s’engageant pour la première fois dans les Alpes, pensent les franchir à chaque montagne, et, quand ils sont au sommet, trouvent avec découragement de plus hautes montagnes au-devant d’eux.

Auguste, après avoir soumis ses concitoyens et détruit ses rivaux, régit durant quarante ans le plus grand empire qui ait existé : mais tout cet immense pouvoir l’empêchait-il de frapper les murs de sa tête et de remplir son vaste palais de ses cris, en redemandant à Varus ses légions exterminées ? Quand il aurait vaincu tous ses ennemis, de quoi lui auraient servi ses vains triomphes, tandis que les peines de toute espèce naissaient sans cesse autour de lui, tandis que ses plus chers amis attentaient à sa vie et qu’il était réduit à pleurer la honte ou la mort de tous ses proches ? L’infortuné voulut gouverner le monde, et ne sut pas gouverner sa maison ! Qu’arriva-t-il de cette négligence ? Il vit périr à la fleur de l’âge son neveu, son fils adoptif, son gendre ; son petit-fils réduit à manger la bourre de son lit pour prolonger de quelques heures sa misérable vie ; sa fille et sa petite-fille, après l’avoir couvert de leur infamie, moururent l’une de misère et de faim dans une île déserte, l’autre en prison par la main d’un archer. Lui-même enfin, dernier reste de sa malheureuse famille, fut réduit par sa propre femme à ne laisser après lui qu’un monstre pour lui succéder. Tel fut le sort de ce maître du monde tant célébré pour sa gloire et son bonheur. Croirai-je qu’un seul de ceux qui les admirent les voulût acquérir au même prix ?

J’ai pris l’ambition pour exemple ; mais le jeu de toutes les passions humaines offre de semblables leçons à qui veut étudier l’histoire pour se connaître et se rendre sage aux dépens des morts. Le temps approche où la vie d’Antoine aura pour le jeune homme une instruction plus prochaine que celle d’Auguste. Émile ne se reconnaîtra guère dans les étranges objets qui frapperont ses regards durant ses nouvelles études ; mais il saura d’avance écarter l’illusion des passions avant qu’elles naissent ; et, voyant que de tous les temps elles ont aveuglé les hommes, il sera prévenu de la manière dont elles pourront l’aveugler à son tour, si jamais il s’y livre [1]. Ces leçons, je le sais, lui sont mal appropriées ; peut-être au besoin seront-elles tardives, insuffisantes : mais souvenez-vous que ce ne sont point celles que j’ai voulu tirer de cette étude. En la commençant,

  1. C’est toujours le préjugé qui fomente dans nos cœurs l’impétuosité des passions. Celui qui ne voit que ce qui est, et n’estime que ce qu’il connaît, ne se passionne guère. Les erreurs de nos jugements produisent l’ardeur de tous nos désirs.