Page:Œuvres complètes de Jean-Jacques Rousseau - II.djvu/573

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j’admire l’ouvrier dans le détail de son ouvrage, et je suis bien sûr que tous ces rouages ne marchent ainsi de concert que pour une fin commune qu’il m’est impossible d’apercevoir.

Comparons les fins particulières, les moyens, les rapports ordonnés de toute espèce, puis écoutons le sentiment intérieur ; quel esprit sain peut se refuser à son témoignage ? À quels yeux non prévenus l’ordre sensible de l’univers n’annonce-t-il pas une suprême intelligence ? Et que de sophismes ne faut-il point entasser pour méconnaître l’harmonie des êtres et l’admirable concours de chaque pièce pour la conservation des autres ? Qu’on me parle tant qu’on voudra de combinaisons et de chances ; que vous sert de me réduire au silence, si vous ne pouvez m’amener à la persuasion ? Et comment m’ôterez-vous le sentiment involontaire qui vous dément toujours malgré moi ? Si les corps organisés se sont combinés fortuitement de mille manières avant de prendre des formes constantes, s’il s’est formé d’abord des estomacs sans bouches, des pieds sans têtes, des mains sans bras, des organes imparfaits de toute espèce qui sont péris faute de pouvoir se conserver, pourquoi nul de ces informes essais ne frappe-t-il plus nos regards ? Pourquoi la nature s’est-elle enfin prescrit des lois auxquelles elle n’était pas d’abord assujettie ? Je ne dois point être surpris qu’une chose arrive lorsqu’elle est possible, et que la difficulté de l’événement est compensée par la quantité des jets ; j’en conviens. Cependant, si l’on venait me dire que des caractères d’imprimerie projetés au hasard ont donné l’Enéide tout arrangée, je ne daignerais pas faire un pas pour aller vérifier le mensonge. Vous oubliez, me dira-t-on, la quantité des jets. Mais de ces jets-là combien faut-il que j’en suppose pour rendre la combinaison vraisemblable ? Pour moi, qui n’en vois qu’un seul, j’ai l’infini à parier contre un que son produit n’est point l’effet du hasard. Ajoutez que des combinaisons et des chances ne donneront jamais que des produits de même nature que les éléments combinés, que l’organisation et la vie ne résulteront point d’un jet d’atomes, et qu’un chimiste combinant des mixtes ne les fera point sentir et penser dans son creuset [1].

J’ai lu Nieuwentit avec surprise, et presque avec scandale. Comment cet homme a-t-il pu vouloir faire un livre des merveilles de la nature, qui montent la sagesse de son auteur ? Son livre serait aussi gros que le monde, qu’il n’aurait pas épuisé son sujet ; et sitôt qu’on veut entrer dans les détails, la plus grande merveille échappe, qui est l’harmonie et l’accord du tout. La seule génération des corps vivants et organisés est l’abîme de l’esprit humain ; la barrière insurmontable que la nature a mise entre les diverses espèces, afin qu’elles ne se confondissent pas, montre ses intentions avec la dernière évidence. Elle ne s’est pas contentée d’établir l’ordre, elle a pris des mesures certaines pour que rien ne pût le troubler.

Il n’y a pas un être dans l’univers qu’on ne puisse, à quelque égard, regarder comme le centre commun de tous les autres, autour duquel ils sont tous ordonnés, en sorte qu’ils sont tous réciproquement fins et moyens les uns relativement aux autres. L’esprit se confond et se perd dans cette infinité de rapports, dont pas un n’est confondu ni perdu dans la foule. Que d’absurdes suppositions pour déduire toute cette harmonie de l’aveugle mécanisme de la matière mue fortuitement ! Ceux qui nient l’unité d’intention qui se manifeste dans les rapports de toutes les parties de ce grand tout, ont beau couvrir leur galimatias d’abstractions, de coordinations, de principes généraux, de termes emblématiques ; quoi qu’ils fassent, il m’est impossible de concevoir un système d’êtres

  1. Croirait-on, si l’on n’en avait la preuve, que l’extravagance humaine put être portée à ce point ? Amatus Lusitanus assurait avoir vu un petit homme long d’un pouce enfermé dans un verre, que Julius Camillus, comme un autre Prométhée, avait fait par la science alchimique. Paracelse, de Natura rerum, enseigne la façon de produire ces petits hommes, et soutient que les pygmées, les faunes, les satyres et les nymphes ont été engendrés par la chimie. En effet, je ne vois pas trop qu’il reste désormais autre chose à faire, pour établir la possibilité de ces faits, si ce n’est d’avancer que la matière organique résiste à l’ardeur du feu, et que ses molécules peuvent se conserver en vie dans un fourneau de réverbère.