Page:Œuvres complètes de Jean-Jacques Rousseau - II.djvu/574

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si constamment ordonnés, que je ne conçoive une intelligence qui l’ordonne. Il ne dépend pas de moi de croire que la matière passive et morte a pu produire des êtres vivants et sentants, qu’une fatalité aveugle a pu produire des êtres intelligents, que ce qui ne pense point a pu produire des êtres qui pensent.

Je crois donc que le monde est gouverné par une volonté puissante et sage ; je le vois, ou plutôt je le sens, et cela m’importe à savoir. Mais ce même monde est-il éternel ou créé ? Y a-t-il un principe unique des choses ? Y en a-t-il deux ou plusieurs ? Et quelle est leur nature ? Je n’en sais rien, et que m’importe. À mesure que ces connaissances me deviendront intéressantes, je m’efforcerai de les acquérir ; jusque-là je renonce à des questions oiseuses qui peuvent inquiéter mon amour-propre, mais qui sont inutiles à ma conduite et supérieures à ma raison.

Souvenez-vous toujours que je n’enseigne point mon sentiment, je l’expose. Que la matière soit éternelle ou créée, qu’il y ait un principe passif ou qu’il n’y en ait point ; toujours est-il certain que le tout est un, et annonce une intelligence unique ; car je ne vois rien qui ne soit ordonné dans le même système, et qui ne concoure à la même fin, savoir la conservation du tout dans l’ordre établi. Cet être qui veut et qui peut, cet être actif par lui-même, cet être enfin, quel qu’il soit, qui meut l’univers et ordonne toutes choses, je l’appelle Dieu. Je joins à ce nom les idées d’intelligence, de puissance, de volonté, que j’ai rassemblées, et celle de bonté qui en est une suite nécessaire ; mais je n’en connais pas mieux l’être auquel je l’ai donné ; il se dérobe également à mes sens et à mon entendement ; plus j’y pense, plus je me confonds ; je sais très certainement qu’il existe, et qu’il existe par lui-même : je sais que mon existence est subordonnée à la sienne, et que toutes les choses qui me sont connues sont absolument dans le même cas. J’aperçois Dieu partout dans ses œuvres ; je le sens en moi, je le vois tout autour de moi ; mais sitôt que je veux le contempler en lui-même, sitôt que je veux chercher où il est, ce qu’il est, quelle est sa substance, il m’échappe et mon esprit troublé n’aperçoit plus rien.

Pénétré de mon insuffisance, je ne raisonnerai jamais sur la nature de Dieu, que je n’y sois forcé par le sentiment de ses rapports avec moi. Ces raisonnements sont toujours téméraires, un homme sage ne doit s’y livrer qu’en tremblant et sûr qu’il n’est pas fait pour les approfondir : car ce qu’il y a de plus injurieux à la Divinité n’est pas de n’y point penser, mais d’en mal penser.

Après avoir découvert ceux de ses attributs par lesquels je conçois mon existence, je reviens à moi, et je cherche quel rang j’occupe dans l’ordre des choses qu’elle gouverne, et que je puis examiner. Je me trouve incontestablement au premier par mon espèce ; car, par ma volonté et par les instruments qui sont en mon pouvoir pour l’exécuter, j’ai plus de force pour agir sur tous les corps qui m’environnent, ou pour me prêter ou me dérober comme il me plaît à leur action, qu’aucun d’eux n’en a pour agir sur moi malgré moi par la seule impulsion physique ; et, par mon intelligence, je suis le seul qui ait inspection sur le tout. Quel être ici-bas, hors l’homme, sait observer tous les autres, mesurer, calculer, prévoir leurs mouvements, leurs effets, et joindre, pour ainsi dire, le sentiment de l’existence commune à celui de son existence individuelle ? Qu’y a-t-il de si ridicule à penser que tout est fait pour moi, si je suis le seul qui sache tout rapporter à lui ?

Il est donc vrai que l’homme est le roi de la terre qu’il habite ; car non seulement il dompte tous les animaux, non seulement il dispose des éléments par son industrie, mais lui seul sur la terre en sait disposer, et il s’approprie encore, par la contemplation, les astres mêmes dont il ne peut approcher. Qu’on me montre un autre animal sur la terre qui sache faire usage du feu, et qui sache admirer le soleil. Quoi ! je puis observer, connaître les êtres et leurs rapports ? je puis sentir ce que c’est qu’ordre, beauté, vertu ; je puis contempler l’univers, m’élever à la main qui le gouverne ; je puis aimer le bien, le faire ; et je me comparerais aux bêtes ! Ame abjecte, c’est ta triste philosophie qui te rend semblable à elles : ou plutôt tu veux en vain t’avilir, ton génie dépose contre tes principes, ton cœur