Page:Œuvres complètes de Jean-Jacques Rousseau - II.djvu/576

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m’embarrasser dans ses arguments subtils, je ne puis voir en lui qu’un sophiste de mauvaise foi, qui aime mieux donner le sentiment aux pierres que d’accorder une âme à l’homme.

Supposons un sourd qui nie l’existence des sons, parce qu’ils n’ont jamais frappé son oreille. Je mets sous ses yeux un instrument à corde, dont je fais sonner l’unisson par un autre instrument caché : le sourd voit frémir la corde ; je lui dis : C’est le son qui fait cela. Point du tout, répond-il ; la cause du frémissement de la corde est en elle-même ; c’est une qualité commune à tous les corps de frémir ainsi. Montrez-moi donc, reprends-je, ce frémissement dans les autres corps, ou du moins sa cause dans cette corde. Je ne puis, réplique le sourd ; mais, parce que je ne conçois pas comment frémit cette corde, pourquoi faut-il que j’aille expliquer cela par vos sons, dont je n’ai pas la moindre idée ? C’est expliquer un fait obscur par une cause encore plus obscure. Ou rendez-moi vos sons sensibles, ou je dis qu’ils n’existent pas.

Plus je réfléchis sur la pensée et sur la nature de l’esprit humain, plus je trouve que le raisonnement des matérialistes ressemble à celui de ce sourd. Ils sont sourds, en effet, à la voix intérieure qui leur crie d’un ton difficile à méconnaître : Une machine ne pense point, il n’y a ni mouvement ni figure qui produise la réflexion : quelque chose en toi cherche à briser les liens qui le compriment ; l’espace n’est pas ta mesure, l’univers entier n’est pas assez grand pour toi : tes sentiments, tes désirs, ton inquiétude, ton orgueil même, ont un autre principe que ce corps étroit dans lequel tu te sens enchaîné.

Nul être matériel n’est actif par lui-même, et moi je le suis. On a beau me disputer cela, je le sens, et ce sentiment qui me parle est plus fort que la raison qui le combat. J’ai un corps sur lequel les autres agissent et qui agit sur eux ; cette action réciproque n’est pas douteuse ; mais ma volonté est indépendante de mes sens ; je consens ou je résiste, je succombe ou je suis vainqueur, et je sens parfaitement en moi-même quand je fais ce que j’ai voulu faire, ou quand je ne fais que céder à mes passions. J’ai toujours la puissance de vouloir, non la force d’exécuter. Quand je me livre aux tentations, j’agis selon l’impulsion des objets externes. Quand je me reproche cette faiblesse, je n’écoute que ma volonté ; je suis esclave par mes vices, et libre par mes remords ; le sentiment de ma liberté ne s’efface en moi que quand je me déprave, et que j’empêche enfin la voix de l’âme de s’élever contre la loi du corps.

Je ne connais la volonté que par le sentiment de la mienne, et l’entendement ne m’est pas mieux connu. Quand on me demande quelle est la cause qui détermine ma volonté, je demande à mon tour quelle est la cause qui détermine mon jugement : car il est clair que ces deux causes n’en font qu’une ; et si l’on comprend bien que l’homme est actif dans ses jugements, que son entendement n’est que le pouvoir de comparer et de juger, on verra que sa fierté n’est qu’un pouvoir semblable, ou dérivé de celui-là ; il choisit le bon comme il a jugé le vrai ; s’il juge faux, il choisit mal. Quelle est donc la cause qui détermine sa volonté ? C’est son jugement. Et quelle est la cause qui détermine son jugement ? C’est sa faculté intelligente, c’est sa puissance de juger ; la cause déterminante est en lui-même. Passé cela, je n’entends plus rien.

Sans doute je ne suis pas libre de ne pas vouloir mon propre bien, je ne suis pas libre de vouloir mon mal ; mais ma liberté consiste en cela même que je ne puis vouloir que ce qui