Page:Œuvres complètes de Jean-Jacques Rousseau - II.djvu/579

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toujours ? Toutefois je conçois comment le corps s’use et se détruit par la division des parties : mais je ne puis concevoir une destruction pareille de l’être pensant ; et n’imaginant point comment il peut mourir, je présume qu’il ne meurt pas. Puisque cette présomption me console et n’a rien de déraisonnable, pourquoi craindrais-je de m’y livrer ?

Je sens mon âme, je la connais par le sentiment et par la pensée, je sais qu’elle est, sans savoir quelle est son essence ; je ne puis raisonner sur des idées que je n’ai pas. Ce que je sais bien, c’est que l’identité du moi ne se prolonge que par la mémoire, et que, pour être le même en effet, il faut que je me souvienne d’avoir été. Or, je ne saurais me rappeler, après ma mort, ce que j’ai été durant ma vie, que je ne me rappelle aussi ce que j’ai senti, par conséquent ce que j’ai fait ; et je ne doute point que ce souvenir ne fasse un jour la félicité des bons et le tourment des méchants. Ici-bas, mille passions ardentes absorbent le sentiment interne, et donnent le change aux remords. Les humiliations, les disgrâces qu’attire l’exercice des vertus, empêchent d’en sentir tous les charmes. Mais quand, délivrés des illusions que nous font le corps et les sens, nous jouirons de la contemplation de l’Être suprême et des vérités éternelles dont il est la source, quand la beauté de l’ordre frappera toutes les puissances de notre âme, et que nous serons uniquement occupés à comparer ce que nous avons fait avec ce que nous avons dû faire, c’est alors que la voix de la conscience reprendra sa force et son empire, c’est alors que la volupté pure qui naît du contentement de soi-même, et le regret amer de s’être avili, distingueront par des sentiments inépuisables le sort que chacun se sera préparé. Ne me demandez point, ô mon bon ami, s’il y aura d’autres sources de bonheur et de peines ; je l’ignore ; et c’est assez de celles que j’imagine pour me consoler de cette vie, et m’en faire espérer une autre. Je ne dis point que les bons seront récompensés ; car quel autre bien peut attendre un être excellent que d’exister selon sa nature ? Mais je dis qu’ils seront heureux, parce que leur auteur, l’auteur de toute justice, les ayant faits sensibles, ne les a pas faits pour souffrir ; et que, n’ayant point abusé de leur liberté sur la terre, ils n’ont pas trompé leur destination par leur faute : ils ont souffert pourtant dans cette vie, ils seront donc dédommagés dans une autre. Ce sentiment est moins fondé sur le mérite de l’homme que sur la notion de bonté qui me semble inséparable de l’essence divine. Je ne fais que supposer les lois de l’ordre observées, et Dieu constant à lui-même [1].

Ne me demandez pas non plus si les tourments des méchants seront éternels ; je l’ignore encore, et n’ai point la vaine curiosité d’éclaircir des questions inutiles. Que m’importe ce que deviendront les méchants ? Je prends peu d’intérêt à leur sort. Toutefois j’ai peine à croire qu’ils soient condamnés à des tourments sans fin. Si la suprême justice se venge, elle se venge dès cette vie. Vous et vos erreurs, ô nations ! êtes ses ministres. Elle emploie les maux que vous vous faites à punir les crimes qui les ont attirés. C’est dans vos cœurs insatiables, rongés d’envie, d’avarice et d’ambition, qu’au sein de vos fausses prospérités les passions vengeresses punissent vos forfaits. Qu’est-il besoin d’aller chercher l’enfer dans l’autre vie ? il est dès celle-ci dans le cœur des méchants.

Où finissent nos besoins périssables, où cessent nos désirs insensés doivent cesser aussi nos passions et nos crimes. De quelle perversité de purs esprits seraient-ils susceptibles ? N’ayant besoin de rien, pourquoi seraient-ils méchants ? Si, destitués de nos sens grossiers, tout leur bonheur est dans la contemplation des êtres, ils ne sauraient vouloir que le bien ; et quiconque cesse d’être méchant peut-il être à jamais misérable ? Voilà ce que j’ai du penchant à croire, sans prendre peine à me décider là-dessus. O Être clément et bon ! quels que soient tes décrets, je les adore ; si tu punis les méchants, j’anéantis ma faible raison devant ta justice. Mais si les remords de ces infortunés doivent s’éteindre avec le temps, si leurs maux doivent finir, et si la même paix nous attend tous également un jour, je t’en loue. Le méchant n’est-il pas mon frère ? Combien

  1.  Non pas pour nous, non pas pour nous, Seigneur, Mais pour ton nom, mais pour ton propre honneur, O Dieu ! fais-nous revivre ! (Psaumes, 115).