Page:Œuvres complètes de Jean-Jacques Rousseau - II.djvu/580

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de fois j’ai été tenté de lui ressembler ! Que, délivré de sa misère, il perde aussi la malignité qui l’accompagne ; qu’il soit heureux ainsi que moi : loin d’exciter ma jalousie, son bonheur ne fera qu’ajouter au mien.

C’est ainsi que, contemplant Dieu dans ses œuvres, et l’étudiant par ceux de ses attributs qu’il m’importait de connaître, je suis parvenu à étendre et augmenter par degrés l’idée, d’abord imparfaite et bornée, que je me faisais de cet être immense. Mais si cette idée est devenue plus noble et plus grande, elle est aussi moins proportionnée à la raison humaine. À mesure que j’approche en esprit de l’éternelle lumière, son éclat m’éblouit, me trouble, et je suis forcé d’abandonner toutes les notions terrestres qui m’aidaient à l’imaginer. Dieu n’est plus corporel et sensible ; la suprême Intelligence qui régit le monde n’est plus le monde même : j’élève et fatigue en vain mon esprit à concevoir son essence. Quand je pense que c’est elle qui donne la vie et l’activité à la substance vivante et active qui régit les corps animés ; quand j’entends dire que mon âme est spirituelle et que Dieu est un esprit, je m’indigne contre cet avilissement de l’essence divine ; comme si Dieu et mon âme étaient de même nature ; comme si Dieu n’était pas le seul être absolu, le seul vraiment actif, sentant, pensant, voulant par lui-même, et duquel nous tenons la pensée, le sentiment, l’activité, la volonté, la liberté, l’être ! Nous ne sommes libres que parce qu’il veut que nous le soyons, et sa substance inexplicable est à nos âmes ce que nos âmes sont à nos corps. S’il a créé la matière, les corps, les esprits, le monde, je n’en sais rien. L’idée de création me confond et passe ma portée : je la crois autant que je la puis concevoir ; mais je sais qu’il a formé l’univers et tout ce qui existe, qu’il a tout fait, tout ordonné. Dieu est éternel, sans doute ; mais mon esprit peut-il embrasser l’idée de l’éternité ? Pourquoi me payer de mots sans idée ? Ce que je conçois, c’est qu’il est avant les choses, qu’il sera tant qu’elles subsisteront, et qu’il serait même au delà, si tout devait finir un jour. Qu’un être que je ne conçois pas donne l’existence à d’autres êtres, cela n’est qu’obscur et incompréhensible ; mais que l’être et le néant se convertissent d’eux-mêmes l’un dans l’autre, c’est une contradiction palpable, c’est une claire absurdité.

Dieu est intelligent ; mais comment l’est-il ? l’homme est intelligent quand il raisonne, et la suprême Intelligence n’a pas besoin de raisonner ; il n’y a pour elle ni prémisses ni conséquences, il n’y a pas même de proposition : elle est purement intuitive, elle voit également tout ce qui est et tout ce qui peut être ; toutes les vérités ne sont pour elle qu’une seule idée, comme tous les lieux un seul point, et tous les temps un seul moment. La puissance humaine agit par des moyens, la puissance divine agit par elle-même. Dieu peut parce qu’il veut ; sa volonté fait son pouvoir. Dieu est bon ; rien n’est plus manifeste : mais la bonté dans l’homme est l’amour de ses semblables, et la bonté de Dieu est l’amour de l’ordre ; car c’est par l’ordre qu’il maintient ce qui existe, et lie chaque partie avec le tout. Dieu est juste ; j’en suis convaincu, c’est une suite de sa bonté ; l’injustice des hommes est leur œuvre et non pas la sienne ; le désordre moral, qui dépose contre la Providence aux yeux des philosophes, ne fait que la démontrer aux miens. Mais la justice de l’homme est de rendre à chacun ce qui lui appartient, et la justice de Dieu, de demander compte à chacun de ce qu’il lui a donné.

Que si je viens à découvrir successivement ces attributs dont je n’ai nulle idée absolue, c’est par des conséquences forcées, c’est par le bon usage de ma raison ; mais je les affirme sans les comprendre, et, dans le fond, c’est n’affirmer rien. J’ai beau me dire : Dieu est ainsi, je le sens, je me le prouve ; je n’en conçois pas mieux comment Dieu peut être ainsi.

Enfin, plus je m’efforce de contempler son essence infinie, moins je la conçois ; mais elle est, cela me suffit ; moins je la conçois, plus je l’adore. Je m’humilie, et lui dis : Etre des êtres, je suis parce que tu es ; c’est m’élever à ma source que de te méditer sans cesse. Le plus digne usage de ma raison est de s’anéantir devant toi : c’est mon ravissement d’esprit, c’est le charme de ma faiblesse, de me sentir accablé de ta grandeur.

Après avoir ainsi, de l’impression des objets sensibles et du sentiment intérieur qui me porte à juger des causes selon mes lumières naturelles, déduit les principales vérités qu’il m’importait de connaître, il me reste à chercher quelles