Page:Œuvres complètes de Jean-Jacques Rousseau - II.djvu/586

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penchants sont légitimes ; si tous nos vices nous viennent de nous, pourquoi nous plaignons-nous d’être subjugués par eux ? pourquoi reprochons-nous à l’auteur des choses les maux que nous nous faisons et les ennemis que nous armons contre nous-mêmes ? Ah ! ne gâtons point l’homme ; il sera toujours bon sans peine, et toujours heureux sans remords. Les coupables qui se disent forcés au crime sont aussi menteurs que méchants : comment ne voient-ils point que la faiblesse dont ils se plaignent est leur propre ouvrage ; que leur première dépravation vient de leur volonté ; qu’à force de vouloir céder à leurs tentations, ils leur cèdent enfin malgré eux et les rendent irrésistibles ? Sans doute il ne dépend plus d’eux de n’être pas méchants et faibles, mais il dépendit d’eux de ne le pas devenir. O que nous resterions aisément maîtres de nous et de nos passions, même durant cette vie, si, lorsque nos habitudes ne sont point encore acquises, lorsque notre esprit commence à s’ouvrir, nous savions l’occuper des objets qu’il doit connaître pour apprécier ceux qu’il ne connaît pas ; si nous voulions sincèrement nous éclairer, non pour briller aux yeux des autres, mais pour être bons et sages selon notre nature, pour nous rendre heureux en pratiquant nos devoirs ! Cette étude nous paraît ennuyeuse et pénible, parce que nous n’y songeons que déjà corrompu par le vice, déjà livrés à nos passions. Nous fixons nos jugements et notre estime avant de connaître le bien et le mal ; et puis, rapportant tout à cette fausse mesure, nous ne donnons à rien sa juste valeur.

Il est un âge où le cœur, libre encore, mais ardent, inquiet, avide du bonheur qu’il ne connaît pas, le cherche avec une curieuse incertitude, et, trompé par les sens, se fixe enfin sur sa vaine image, et croit le trouver où il n’est point. Ces illusions ont duré trop longtemps pour moi. Hélas ! je les ai trop tard connues, et n’ai pu tout à fait les détruire : elles dureront autant que ce corps mortel qui les cause. Au moins elles ont beau me séduire, elles ne m’abusent pas ; je les connais pour ce qu’elles sont ; en les suivant je les méprise ; loin d’y voir l’objet de mon bonheur, j’y vois son obstacle. J’aspire au moment où, délivré des entraves du corps, je serai moi sans contradiction, sans partage, et n’aurai besoin que de moi pour être heureux ; en attendant, je le suis dès cette vie, parce que j’en compte pour peu tous les maux, que je la regarde comme presque étrangère à mon être, et que tout le vrai bien que j’en peux retirer dépend de moi.

Pour m’élever d’avance autant qu’il se peut à cet état de bonheur, de force et de liberté, je m’exerce aux sublimes contemplations. Je médite sur l’ordre de l’univers, non pour l’expliquer par de vains systèmes, mais pour l’admirer sans cesse, pour adorer le sage auteur qui s’y fait sentir. Je converse avec lui, je pénètre toutes mes facultés de sa divine essence ; je m’attendris à ses bienfaits, je le bénis de ses dons ; mais je ne le prie pas. Que lui demanderais-je ? qu’il changeât pour moi le cours des choses, qu’il fît des miracles en ma faveur ? Moi qui dois aimer par-dessus tout l’ordre établi par sa sagesse et maintenu par sa providence, voudrais-je que cet ordre fût troublé pour moi ? Non, ce vœu téméraire mériterait d’être plutôt puni qu’exaucé. Je ne lui demande pas non plus le pouvoir de bien faire : pourquoi lui demander ce qu’il m’a donné ? Ne m’a-t-il pas donné la conscience pour aimer le bien, la raison pour le connaître, la liberté pour le choisir ? Si je fais le mal, je n’ai point d’excuse ; je le fais parce que je le veux : lui demander de changer ma volonté, c’est lui demander ce qu’il me demande ; c’est vouloir qu’il fasse mon œuvre et que j’en recueille le salaire ; n’être pas content de mon état, c’est ne vouloir plus être homme, c’est vouloir autre chose que ce qui est, c’est vouloir le désordre et le mal. Source de justice et de vérité, Dieu clément et bon ! dans ma confiance en toi, le suprême vœu de mon cœur est que ta volonté soit faite. En y joignant la mienne, je fais ce que tu fais, j’acquiesce à ta bonté ; je crois partager d’avance la suprême félicité qui en est le prix.

Dans la juste défiance de moi-même, la seule chose que je lui demande, ou plutôt que j’attends de sa justice, est de redresser mon erreur si je m’égare et si cette erreur m’est dangereuse. Pour être de bonne foi je ne me crois pas infaillible : mes opinions qui me semblent les plus vraies sont peut-être autant de mensonges ; car quel homme ne tient pas aux siennes ?