Page:Œuvres complètes de Jean-Jacques Rousseau - II.djvu/60

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le bon naturel a résisté par miracle à trois ans de service, en eût-il pu supporter encore autant sans devenir un vaurien comme tous les autres ? Au lieu de cela ils s’aiment et seront unis ; ils sont pauvres et seront aidés ; ils sont honnêtes gens et pourront continuer de l’être ; car mon père a promis de prendre soin de leur établissement. Que de biens tu as procurés à eux et à nous par ta complaisance, sans parler du compte que je t’en dois tenir ! Tel est, mon ami, l’effet assuré des sacrifices qu’on fait à la vertu ; s’ils coûtent souvent à faire, il est toujours doux de les avoir faits, et l’on n’a jamais vu personne se repentir d’une bonne action.

Je me doute bien qu’à l’exemple de l’inséparable tu m’appelleras aussi la prêcheuse, et il est vrai que je ne fais pas mieux ce que je dis que les gens du métier. Si mes sermons ne valent pas les leurs, au moins je vois avec plaisir qu’ils ne sont pas comme eux jetés au vent. Je ne m’en défends point, mon aimable ami ; je voudrais ajouter autant de vertus aux tiennes qu’un fol amour m’en a fait perdre ; et, ne pouvant plus m’estimer moi-même, j’aime à m’estimer encore en toi. De ta part il ne s’agit que d’aimer parfaitement, et tout viendra comme de lui-même. Avec quel plaisir tu dois voir augmenter sans cesse les dettes que l’amour s’oblige à payer !

Ma cousine a su les entretiens que tu as eus avec son père au sujet de M. d’Orbe ; elle y est aussi sensible que si nous pouvions, en offices de l’amitié, n’être pas toujours en reste avec elle. Mon Dieu ! mon ami, que je suis une heureuse fille ! que je suis aimée et que je trouve charmant de l’être ! Père, mère, amie, amant, j’ai beau chérir tout ce qui m’environne, je me trouve toujours ou prévenue ou surpassée : il semble que tous les plus doux sentiments du monde viennent sans cesse chercher mon âme, et j’ai le regret de n’en avoir qu’une pour jouir de tout mon bonheur.

J’oubliais de t’annoncer une visite pour demain matin : c’est milord Bomston qui vient de Genève, où il a passé sept ou huit mois. Il dit t’avoir vu à Sion à son retour d’Italie. Il te trouva fort triste, et parle au surplus de toi comme j’en pense. Il fit hier ton éloge si bien et si à propos devant mon père qu’il m’a tout à fait disposée à faire le sien. En effet j’ai trouvé du sens, du sel, du feu dans sa conversation. Sa voix s’élève et son œil s’anime au récit des grandes actions, comme il arrive aux hommes capables d’en faire. Il parle aussi avec intérêt des choses de goût, entre autres de la musique italienne qu’il porte jusqu’au sublime. Je croyais entendre encore mon pauvre frère. Au surplus, il met plus d’énergie que de grâce dans ses discours, et je lui trouve même l’esprit un peu rêche.

Adieu, mon ami.

Lettre XLV à Julie

Je n’en étais encore qu’à la seconde lecture de ta lettre quand milord Edouard Bomston est entré. Ayant tant d’autres choses à te dire, comment aurais-je pensé, ma Julie, à te parler de lui ? Quand on se suffit l’un à l’autre, s’avise-t-on de songer à un tiers ? je vais te rendre compte de ce que j’en sais, maintenant que tu parais le désirer.

Ayant passé le Simplon, il était venu jusqu’à Sion au-devant d’une chaise qu’on devait lui amener de Genève à Brigue, et le désœuvrement rendant les hommes assez liants, il me rechercha. Nous fîmes une connaissance aussi intime qu’un Anglais naturellement peu prévenant peut la faire avec un homme fort préoccupé qui cherche la solitude. Cependant nous sentîmes que nous nous convenions ; il y a un certain unisson d’âmes qui s’aperçoit au premier instant, et nous fûmes familiers au bout de huit jours, mais pour toute la vie, comme deux Français l’auraient été au bout de huit heures pour tout le temps qu’ils ne se seraient pas quittés. Il m’entretint de ses voyages, et, le sachant Anglais, je crus qu’il m’allait parler d’édifices et de peintures. Bientôt je vis avec plaisir que les tableaux et les monuments ne lui avaient point fait négliger l’étude des mœurs et des hommes. Il me parla cependant des beaux-arts avec beaucoup de discernement