Page:Œuvres complètes de Jean-Jacques Rousseau - II.djvu/604

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les autres passent et s’effacent mutuellement. Ne le laissez point corrompre, il sera toujours docile, il ne commence d’être rebelle que quand il est déjà perverti.

J’avoue bien que si, heurtant de front ses désirs naissants, vous alliez sottement traiter de crimes les nouveaux besoins qui se font sentir à lui, vous ne seriez pas longtemps écouté ; mais sitôt que vous quitterez ma méthode, je ne vous réponds plus de rien. Songez toujours que vous êtes le ministre de la nature ; vous n’en serez jamais l’ennemi.

Mais quel parti prendre ? On ne s’attend ici qu’à l’alternative de favoriser ses penchants ou de les combattre, d’être son tyran ou son complaisant ; et tous deux ont de si dangereuses conséquences, qu’il n’y a que trop à balancer sur le choix.

Le premier moyen qui s’offre pour résoudre cette difficulté est de le marier bien vite ; c’est incontestablement l’expédient le plus sûr et le plus naturel. Je doute pourtant que ce soit le meilleur, ni le plus utile. Je dirai ci-après mes raisons ; en attendant, je conviens qu’il faut marier les jeunes gens à l’âge nubile. Mais cet âge vient pour eux avant le temps ; c’est nous qui l’avons rendu précoce ; on doit le prolonger jusqu’à la maturité.

S’il ne fallait qu’écouter les penchants et suivre les indications, cela serait bientôt fait : mais il y a tant de contradictions entre les droits de la nature et nos lois sociales, que pour les concilier il faut gauchir et tergiverser sans cesse : il faut employer beaucoup d’art pour empêcher l’homme social d’être tout à fait artificiel.

Sur les raisons ci-devant exposées, j’estime que, par les moyens que j’ai donnés, et d’autres semblables, on peut au moins étendre jusqu’à vingt ans l’ignorance des désirs et la pureté des sens : cela est si vrai, que, chez les Germains, un jeune homme qui perdait sa virginité avant cet âge en restait diffamé : et les auteurs attribuent, avec raison, à la continence de ces peuples durant leur jeunesse la vigueur de leur constitution et la multitude de leurs enfants.

On peut même beaucoup prolonger cette époque, et il y a peu de siècles que rien n’était plus commun dans la France même. Entre autres exemples connus, le père de Montaigne, homme non moins scrupuleux et vrai que fort et bien constitué, jurait s’être marié vierge à trente-trois ans, après avoir servi longtemps dans les guerres d’Italie ; et l’on peut voir dans les écrits du fils quelle vigueur et quelle gaîté conservait le père à plus de soixante ans. Certainement l’opinion contraire tient plus à nos mœurs et à nos préjugés, qu’à la connaissance de l’espèce en général.

Je puis donc laisser à part l’exemple de notre jeunesse : il ne prouve rien pour qui n’a pas été élevé comme elle. Considérant que la nature n’a point là-dessus de terme fixe qu’on ne puisse avancer ou retarder, je crois pouvoir, sans sortir de sa loi, supposer Émile resté jusque-là par mes soins dans sa primitive innocence, et je vois cette heureuse époque prête à finir. Entouré de périls toujours croissants, il va m’échapper, quoi que je fasse, à la première occasion, et cette occasion ne tardera pas à naître ; il va suivre l’aveugle instinct des sens ; il y a mille à parier contre un qu’il va se perdre. J’ai trop réfléchi sur les mœurs des hommes pour ne pas voir l’influence invincible de ce premier moment sur le reste de sa vie. Si je dissimule et feins de ne rien voir, il se prévaut de ma faiblesse ; croyant me tromper, il me méprise, et je suis le complice de sa perte. Si j’essaye de le ramener, il n’est plus temps, il ne m’écoute plus ; je lui deviens incommode, odieux, insupportable ; il ne tardera guère à se débarrasser de moi. Je n’ai donc plus qu’un parti raisonnable à prendre ; c’est de le rendre comptable de ses actions à lui-même, de le garantir au moins des surprises de l’erreur, et de lui montrer à découvert les périls dont il est environné. Jusqu’ici je l’arrêtais par son ignorance ; c’est maintenant par des lumières qu’il faut l’arrêter.

Ces nouvelles instructions sont importantes, et il convient de reprendre les choses de plus haut. Voici l’instant de lui rendre, pour ainsi dire, mes comptes ; de lui montrer l’emploi de son temps et du mien ; de lui déclarer ce qu’il est et ce que je suis ; ce que j’ai fait, ce qu’il a fait ; ce que nous nous devons l’un à l’autre ; toutes