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Page:Œuvres complètes de Jean-Jacques Rousseau - II.djvu/613

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original. Du souhait à la supposition, le trajet est facile ; c’est l’affaire de quelques descriptions adroites qui, sous des traits plus sensibles, donneront à cet objet imaginaire un plus grand air de vérité. Je voudrais aller jusqu’à le nommer ; je dirais en riant : Appelons Sophie votre future maîtresse : Sophie est un nom de bon augure : si celle que vous choisirez ne le porte pas, elle sera digne au moins de le porter ; nous pouvons lui en faire honneur d’avance. Après tous ces détails, si, sans affirmer, sans nier, on s’échappe par des défaites, ses soupçons se changeront en certitude ; il croira qu’on lui fait mystère de l’épouse qu’on lui destine, et qu’il la verra quand il sera temps. S’il en est une fois là, et qu’on ait bien choisi les traits qu’il faut lui montrer, tout le reste est facile ; on peut l’exposer dans le monde presque sans risque : défendez-le seulement de ses sens, son cœur est en sûreté.

Mais, soit qu’il personnifie ou non le modèle que j’aurai su lui rendre aimable, ce modèle, s’il est bien fait, ne l’attachera pas moins à tout ce qui lui ressemble, et ne lui donnera pas moins d’éloignement pour tout ce qui ne lui ressemble pas, que s’il avait un objet réel. Quel avantage pour préserver son cœur des dangers auxquels sa personne doit être exposée, pour réprimer ses sens par son imagination, pour l’arracher surtout à ces donneuses d’éducation qui la font payer si cher, et ne forment un jeune homme à la politesse qu’en lui ôtant toute honnêteté ! Sophie est si modeste ! de quel œil verra-t-il leurs avances ? Sophie a tant de simplicité ! comment aimera-t-il leurs airs ? il y a trop loin de ses idées à ses observations, pour que celles-ci lui soient jamais dangereuses.

Tous ceux qui parlent du gouvernement des enfants suivent les mêmes préjugés et les mêmes maximes, parce qu’ils observent mal et réfléchissent plus mal encore. Ce n’est ni par le tempérament ni par le sens que commence l’égarement de la jeunesse, c’est par l’opinion. S’il était ici question des garçons qu’on élève dans les collèges, et des filles qu’on élève dans les couvents, je ferais voir que cela est vrai, même à leur égard ; car les premières leçons que prennent les uns et les autres, les seules qui fructifient sont celles du vice ; et ce n’est pas la nature qui les corrompt, c’est l’exemple. Mais abandonnons les pensionnaires des collèges et des couvents à leurs mauvaises mœurs ; elles seront toujours sans remède. Je ne parle que de l’éducation domestique. Prenez un jeune homme élevé sagement dans la maison de son père en province, et l’examinez au moment qu’il arrive à Paris, ou qu’il entre dans le monde ; vous le trouverez pensant bien sur les choses honnêtes, et ayant la volonté même aussi saine que la raison ; vous lui trouverez du mépris pour le vice et de l’horreur pour la débauche ; au nom seul d’une prostituée, vous verrez dans ses yeux le scandale de l’innocence. Je soutiens qu’il n’y en a pas un qui pût se résoudre à entrer seul dans les tristes demeures de ces malheureuses, quand même il en saurait l’usage, et qu’il en sentirait le besoin.

À six mois de là, considérez de nouveau le même jeune homme, vous ne le reconnaîtrez plus ; des propos libres, des maximes du haut ton, des airs dégagés le feraient prendre pour un autre homme, si ses plaisanteries sur sa première simplicité, sa honte quand on la lui rappelle, ne montraient qu’il est le même et qu’il en rougit. O combien il s’est formé dans peu de temps ! D’où vient un changement si grand et si brusque ? Du progrès du tempérament ? Son tempérament n’eût-il pas fait le même progrès dans la maison paternelle ? et sûrement il n’y eût pris ni ce ton ni ces maximes. Des premiers plaisirs des sens ? Tout au contraire : quand on commence à s’y livrer, on est craintif, inquiet, on fuit le grand jour et le bruit. Les premières voluptés sont toujours mystérieuses, la pudeur les assaisonne et les cache : la première maîtresse ne rend pas effronté, mais timide. Tout absorbé dans un état si nouveau pour lui, le jeune homme se recueille pour le goûter, et tremble toujours de le perdre. S’il est bruyant, il n’est ni voluptueux ni tendre ; tant qu’il se vante, il n’a pas joui.

D’autres manières de penser ont produit seules ces différences. Son cœur est encore le même, mais ses opinions ont changé. Ses sentiments, plus lents à s’altérer, s’altéreront enfin par elles ; et c’est alors seulement qu’il sera véritablement corrompu. À peine est-il entré dans le monde qu’il y prend une seconde éducation