Page:Œuvres complètes de Jean-Jacques Rousseau - II.djvu/630

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ceux des autres ; nos gardes se chamailleront, et peut-être les maîtres : voilà des altercations, des querelles, des haines, des procès tout au moins : cela n’est déjà pas fort agréable. Mes vassaux ne verront point avec plaisir labourer leurs blés par mes lièvres, et leurs fèves par mes sangliers ; chacun, n’osant tuer l’ennemi qui détruit son travail, voudra du moins le chasser de son champ ; après avoir passé le jour à cultiver leurs terres, il faudra qu’ils passent la nuit à les garder, ils auront des mâtins, des tambours, des cornets, des sonnettes : avec tout ce tintamarre ils troubleront mon sommeil. Je songerai malgré moi à la misère de ces pauvres gens, et ne pourrai m’empêcher de me la reprocher. Si j’avais l’honneur d’être prince, tout cela ne me toucherait guère ; mais moi, nouveau parvenu, nouveau riche, j’aurais le cœur encore un peu roturier.

Ce n’est pas tout ; l’abondance du gibier tentera les chasseurs ; j’aurai bientôt des braconniers à punir ; il me faudra des prisons, des geôliers, des archers, des galères : tout cela me paraît assez cruel. Les femmes de ces malheureux viendront assiéger ma porte et m’importuner de leurs cris, ou bien il faudra qu’on les chasse, qu’on les maltraite. Les pauvres gens qui n’auront point braconné, et dont mon gibier aura fourragé la récolte, viendront se plaindre de leur côté : les uns seront punis pour avoir tué le gibier, les autres ruinés pour l’avoir épargné : quelle triste alternative ! Je ne verrai de tous côtés qu’objets de misère, je n’entendrai que gémissements : cela doit troubler beaucoup, ce me semble, le plaisir de massacrer à son aise des foules de perdrix et de lièvres presque sous ses pieds.

Voulez-vous dégager les plaisirs de leurs peines, ôtez en l’exclusion : plus vous les laisserez communs aux hommes, plus vous les goûterez toujours purs. Je ne ferai donc point tout ce que je viens de dire ; mais, sans changer de goûts, je suivrai celui que je me suppose à moindres frais. J’établirai mon séjour champêtre dans un pays où la chasse soit libre à tout le monde, et où j’en puisse avoir l’amusement sans embarras. Le gibier sera plus rare ; mais il y aura plus d’adresse à le chercher et de plaisir à l’atteindre. Je me souviendrai des battements de cœur qu’éprouvait mon père au vol de la première perdrix, et des transports de joie avec lesquels il trouvait le lièvre qu’il avait cherché tout le jour. Oui, je soutiens que, seul avec son chien, chargé de son fusil, de son carnier, de son fourniment, de sa petite proie, il revenait le soir, rendu de fatigue et déchiré des ronces, plus content de sa journée que tous vos chasseurs de ruelle, qui, sur un bon cheval, suivis de vingt fusils chargés, ne font qu’en changer, tirer, et tuer autour d’eux, sans art, sans gloire, et presque sans exercice. Le plaisir n’est donc pas moindre, et l’inconvénient est ôté quand on n’a ni terre à garder, ni braconnier à punir, ni misérable à tourmenter : voilà donc une solide raison de préférence. Quoi qu’on fasse, on ne tourmente point sans fin les hommes qu’on n’en reçoive aussi quelque malaise ; et les longues malédictions du peuple rendent tôt ou tard le gibier amer.

Encore un coup, les plaisirs exclusifs sont la mort du plaisir. Les vrais amusements sont ceux qu’on partage avec le peuple ; ceux qu’on veut avoir à soi seul, on ne les a plus. Si les murs que j’élève autour de mon parc m’en font une triste clôture, je n’ai fait à grands frais que m’ôter le plaisir de la promenade : me voilà forcé de l’aller chercher au loin. Le démon de la propriété infecte tout ce qu’il touche. Un riche veut être partout le maître et ne se trouve bien qu’où il ne l’est pas : il est forcé de se fuir toujours. Pour moi, je ferai là-dessus dans ma richesse, ce que j’ai fait dans ma pauvreté. Plus riche maintenant du bien des autres que je ne serai jamais du mien, je m’empare de tout ce qui me convient dans mon voisinage : il n’y a pas de conquérant plus déterminé que moi ; j’usurpe sur les princes mêmes ; je m’accommode sans distinction de tous les terrains ouverts qui me plaisent ; je leur donne des noms ; je fais de l’un