Page:Œuvres complètes de Jean-Jacques Rousseau - II.djvu/635

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De ces principes dérive, avec la différence morale des sexes, un motif nouveau de devoir et de convenance, qui prescrit spécialement aux femmes l’attention la plus scrupuleuse sur leur conduite, sur leurs manières, sur leur maintien. Soutenir vaguement que les deux sexes sont égaux, et que leurs devoir sont les mêmes, c’est se perdre en déclamations vaines, c’est ne rien dire tant qu’on ne répondra pas à cela.

N’est-ce pas une manière de raisonner bien solide, de donner des exceptions pour réponse à des lois générales aussi bien fondées ? Les femmes, dites-vous, ne font pas toujours des enfants ! Non, mais leur destination propre est d’en faire. Quoi ! parce qu’il y a dans l’univers une centaine de grandes villes où les femmes, vivant dans la licence, font peu d’enfants, vous prétendez que l’état des femmes est d’en faire peu ! Et que deviendraient vos villes, si les campagnes éloignées, ou les femmes vivent plus simplement et plus chastement, ne réparaient la stérilité des dames ? Dans combien de provinces les femmes qui n’ont fait que quatre ou cinq enfants passent pour peu fécondes [1] ! Enfin, que telle ou telle femme fasse peu d’enfants, qu’importe ? L’état de la femme est-il moins d’être mère ? et n’est-ce pas par des lois générales que la nature et les mœurs doivent pourvoir à cet état ?

Quand il y aurait entre les grossesses d’aussi longs intervalles qu’on le suppose, une femme changera-t-elle ainsi brusquement et alternativement de manière de vivre sans péril et sans risque ? Sera-t-elle aujourd’hui nourrice et demain guerrière ? Changera-t-elle de tempérament et de goûts comme un caméléon de couleurs ? Passera-t-elle tout à coup de l’ombre de la clôture et des soins domestiques aux injures de l’air, aux travaux, aux fatigues, aux périls de la guerre ? Sera-t-elle tantôt craintive [2] et tantôt brave, tantôt délicate et tantôt robuste ? Si les jeunes gens élevés dans Paris ont peine à supporter le métier des armes, des femmes qui n’ont jamais affronté le soleil, et qui savent à peine marcher, le supporteront-elles après cinquante ans de mollesse ? Prendront-elles ce dur métier à l’âge où les hommes le quittent ?

Il y a des pays où les femmes accouchent presque sans peine et nourrissent leurs enfants presque sans soin ; j’en conviens : mais dans ces mêmes pays les hommes vont demi-nus en tout temps, terrassent les bêtes féroces, portent un canot comme un havresac, font des chasses de sept ou huit cent lieues, dorment à l’air à plate terre, supportent des fatigues incroyables, et passent plusieurs jours sans manger. Quand les femmes deviennent robustes, les hommes le deviennent encore plus ; quand les hommes s’amollissent, les femmes s’amollissent davantage ; quand les deux termes changent également, la différence reste la même.

Platon, dans sa République, donne aux femmes les mêmes exercices qu’aux hommes ; je le crois bien. Ayant ôté de son gouvernement les familles particulières, et ne sachant plus que faire des femmes, il se vit forcé de les faire hommes. Ce beau génie avait tout combiné, tout prévu : il allait au-devant d’une objection que personne peut-être n’eût songé à lui faire ; mais il a mal résolu celle qu’on lui fait. Je ne parle point de cette prétendue communauté de femmes, dont le reproche tant répété prouve que ceux qui le lui font ne l’ont jamais lu ; je parle de cette promiscuité civile qui confond partout les deux sexes dans les mêmes emplois, dans les mêmes travaux, et ne peut manquer d’engendrer les plus intolérables abus ; je parle de cette subversion des plus doux sentiments de la nature, immolés à un sentiment artificiel qui ne peut subsister que par eux : comme s’il ne fallait pas une prise naturelle pour former des liens de convention ! comme si l’amour qu’on a pour ses proches n’était pas le principe de celui qu’on doit à l’Etat ! comme si ce n’était pas par la petite patrie, qui est la famille, que le cœur s’attache à la grande ! comme si ce n’était pas le bon fils, le bon mari, le bon père, qui font le bon citoyen !

Dès qu’une fois il est démontré que l’homme et la femme ne sont ni ne doivent être constitués

  1. Sans cela l’espèce dépérirait nécessairement : pour qu’elle se conserve, il faut, tout compensé, que chaque femme fasse à peu près quatre enfants : car des enfants qui naissent il en meurt près de la moitié avant qu’ils puissent en avoir d’autres, et il en faut deux restants pour représenter le père et la mère. Voyez si les villes vous fourniront cette population-là.
  2. La timidité des femmes est encore un instinct de la nature contre le double risque qu’elles courent durant leur grossesse.