Page:Œuvres complètes de Jean-Jacques Rousseau - II.djvu/678

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fait est bien plus simple et plus obligeante que la première fois ; nous sommes déjà d’anciennes connaissances. Émile et Sophie se saluent avec un peu d’embarras, et ne se parlent toujours point : que se diraient-ils en notre présence ? L’entretien qu’il leur faut n’a pas besoin de témoins. L’on se promène dans le jardin : ce jardin a pour parterre un potager très bien entendu ; pour parc, un verger couvert de grands et beaux arbres fruitiers de toute espèce, coupé en divers sens de jolis ruisseaux, et de plates-bandes pleines de fleurs. Le beau lieu ! s’écrie Émile plein de son Homère et toujours dans l’enthousiasme ; je crois voir le jardin d’Alcinoüs. La fille voudrait savoir ce que c’est qu’Alcinoüs, et la mère le demande. Alcinoüs, leur dis-je, était un roi de Corcyre, dont le jardin, décrit par Homère, est critiqué par les gens de goût, comme trop simple et trop peu paré [117]. Cet Alcinoüs avait une fille aimable, qui, la veille qu’un étranger reçut l’hospitalité chez son père, songea qu’elle aurait bientôt un mari. Sophie, interdite, rougit, baisse les yeux, se mord la langue ; on ne peut imaginer une pareille confusion. Le père, qui se plaît à l’augmenter, prend la parole, et dit que la jeune princesse allait elle-même laver le linge à la rivière. Croyez-vous, poursuit-il, qu’elle eût dédaigné de toucher aux serviettes sales, en disant qu’elles sentaient le graillon ? Sophie, sur qui le coup porte, oubliant sa timidité naturelle, s’excuse avec vivacité. Son papa sait bien que tout le menu linge n’eût point eu d’autre blanchisseuse qu’elle, si on l’avait laissée faire [118], et qu’elle en eût fait davantage avec plaisir, si on le lui eût ordonné. Durant ces mots, elle me regarde à la dérobée avec une inquiétude dont je ne puis m’empêcher de rire en lisant dans son cœur ingénu les alarmes qui la font parler. Son père a la cruauté de relever cette étourderie en lui demandant d’un ton railleur à quel propos elle parle ici pour elle, et ce qu’elle a de commun avec la fille d’Alcinoüs. Honteuse et tremblante, elle n’ose plus souffler, ni regarder personne. Fille charmante ! Il n’est plus temps de feindre : vous voilà déclarée en dépit de vous.

Bientôt cette petite scène est oubliée ou paraît l’être ; très heureusement pour Sophie, Émile est le seul qui n’y a rien compris. La promenade se continue, et nos jeunes gens, qui d’abord étaient à nos côtés, ont peine à se régler sur la lenteur de notre marche ; insensiblement ils nous précèdent, ils s’approchent, ils s’accostent à la fin ; et nous les voyons assez loin devant nous. Sophie semble attentive et posée ; Émile parle et gesticule avec feu : il ne paraît pas que l’entretien les ennuie. Au bout d’une grande heure on retourne, on les rappelle, ils reviennent, mais lentement à leur tour, et l’on voit qu’ils mettent le temps à profit. Enfin, tout à coup, leur entretien cesse avant qu’on soit à portée de les entendre, et ils doublent le pas pour nous rejoindre. Émile nous aborde avec un air ouvert et caressant ; ses yeux pétillent de joie ; il les tourne pourtant avec un peu d’inquiétude vers la mère de Sophie pour voir la réception qu’elle lui fera. Sophie n’a pas, à beaucoup près, un maintien si dégagé ; en approchant, elle semble toute confuse de se voir tête à tête avec un jeune homme, elle qui s’y est si souvent trouvée avec d’autres sans être embarrassée, et sans qu’on l’ait jamais trouvé mauvais. Elle se hâte d’accourir à sa mère, un peu essoufflée, en disant quelques mots qui ne signifient pas grand’chose, comme pour avoir l’air d’être là depuis longtemps.

À la sérénité qui se peint sur le visage de ces aimables enfants, on voit que cet entretien