Page:Œuvres complètes de Jean-Jacques Rousseau - II.djvu/7

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plus gravement. Pour rendre utile ce qu’on veut dire, il faut d’abord se faire écouter de ceux qui doivent en faire usage.

J’ai changé de moyen, mais non pas d’objet. Quand j’ai tâché de parler aux hommes, on ne m’a point entendu ; peut-être en parlant aux enfants me ferai-je mieux entendre ; et les enfants ne goûtent pas mieux la raison nue que les remèdes mal déguisés :

Cosi all’egro fanciul porgiamo aspersi

Di soave licor gl’orli del vaso ;

Succhi amari ingannato in tanto ei beve,

E dall’inganno suo vita riceve.

N. J’ai peur que vous ne vous trompiez encore ; ils suceront les bords du vase, et ne boiront point la liqueur.

R. Alors ce ne sera plus ma faute ; j’aurai fait de mon mieux pour la faire passer.

Mes jeunes gens sont aimables ; mais pour les aimer à trente ans, il faut les avoir connus à vingt. Il faut avoir vécu longtemps avec eux pour s’y plaire ; et ce n’est qu’après avoir déploré leurs fautes qu’on vient à goûter leurs vertus. Leurs lettres n’intéressent pas tout d’un coup ; mais peu à peu elles attachent ; on ne peut ni les prendre ni les quitter. La grâce et la facilité n’y sont pas, ni la raison, ni l’esprit, ni l’éloquence ; le sentiment y est ; il se communique au cœur par degrés, et lui seul à la fin supplée à tout. C’est une longue romance, dont les couplets pris à part n’ont rien qui touche, mais dont la suite produit à la fin son effet. Voilà ce que j’éprouve en les lisant : dites-moi si vous sentez la même chose.

N. Non. Je conçois pourtant cet effet par rapport à vous : si vous êtes l’auteur, l’effet est tout simple ; si vous ne l’êtes pas, je le conçois encore. Un homme qui vit dans le monde peut s’accoutumer aux idées extravagantes, au pathos affecté, au déraisonnement continuel de vos bonnes gens ; un solitaire peut les goûter ; vous en avez dit la raison vous-même. Mais, avant que de publier ce manuscrit, songez que le public n’est pas composé d’ermites. Tout ce qui pourrait arriver de plus heureux serait qu’on prît votre petit bonhomme pour un Céladon, votre Edouard pour un don Quichotte, vos caillettes pour deux Astrées, et qu’on s’en amusât comme d’autant de vrais fous. Mais les longues folies n’amusent guère : il faut écrire comme Cervantès pour faire lire six volumes de visions.

R. La raison qui vous ferait supprimer cet ouvrage m’encourage à le publier.

N. Quoi ! la certitude de n’être point lu ?

R. Un peu de patience et vous allez m’entendre.

En matière de morale, il n’y a point, selon moi, de lecture utile aux gens du monde. Premièrement, parce que la multitude des livres nouveaux qu’ils parcourent, et qui disent tour à tour le pour et le contre, détruit l’effet de l’un et par l’autre, et rend le tout comme non avenu. Les livres choisis qu’on relit ne font point d’effet encore : s’ils soutiennent les maximes du monde, ils sont superflus ; et s’ils les combattent, ils sont inutiles : ils trouvent ceux qui les lisent liés aux vices de la société par des chaînes qu’ils ne peuvent rompre. L’homme du monde qui veut remuer un instant son âme pour la remettre dans l’ordre moral, trouvant de toutes parts une résistance invincible, est toujours forcé de garder ou reprendre sa première situation. Je suis persuadé qu’il y a peu de gens bien nés qui n’aient fait cet essai, du moins une fois en leur vie ; mais, bientôt découragé d’un vain effort, on ne le répète plus, et l’on s’accoutume à regarder la morale des livres comme un babil de grands oisifs. Plus on s’éloigne des affaires, des grandes villes, des nombreuses sociétés, plus les obstacles diminuent. Il est un terme où ces obstacles cessent d’être invincibles, et c’est alors que les livres peuvent avoir quelque utilité. Quand on vit isolé, comme on ne se hâte pas de lire pour faire parade de ses lectures, on les varie moins, on les médite davantage ; et, comme elles ne trouvent pas un si grand contrepoids au dehors, elles font beaucoup plus d’effet au dedans. L’ennui, ce fléau de la solitude aussi bien que du grand monde, force de recourir aux livres amusants, seule ressource de qui vit seul et n’en a pas en lui-même. On lit beaucoup plus de romans dans les provinces qu’à Paris, on en lit plus dans les campagnes que dans les villes, et ils y font beaucoup plus d’impression : vous voyez pourquoi cela doit être.

Mais ces livres, qui pourraient servir à la fois d’amusement, d’instruction, de consolation au campagnard, malheureux seulement parce qu’il pense l’être, ne semblent faits au contraire que pour le rebuter de son état, en étendant et fortifiant le préjugé qui le lui rend méprisable. Les gens du bel air, les femmes à la mode, les grands, les militaires : voilà les acteurs de tous vos romans. Le raffinement du goût des villes, les maximes de la cour, l’appareil du luxe, la morale épicurienne : voilà les leçons qu’ils prêchent, et les préceptes qu’ils donnent. Le coloris de leurs fausses vertus ternit l’éclat des véritables, le manège des procédés est substitué aux devoirs réels ; les beaux discours font dédaigner les belles actions ; et la simplicité des bonnes mœurs passe pour grossièreté.