Page:Œuvres complètes de Jean-Jacques Rousseau - II.djvu/717

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de l’ordre existent. Elles tiennent lieu de loi positive au sage ; elles sont écrites au fond de son cœur par la conscience et par la raison ; c’est à celles-là qu’il doit s’asservir pour être libre ; et il n’y a d’esclave que celui qui fait mal, car il le fait toujours malgré lui. La liberté n’est dans aucune forme de gouvernement, elle est dans le cœur de l’homme libre ; il la porte partout avec lui. L’homme vil porte partout la servitude. L’un serait esclave à Genève, et l’autre libre à Paris.

« Si je te parlais des devoirs du citoyen, tu me demanderais peut-être où est la patrie, et tu croirais m’avoir confondu. Tu te tromperais pourtant, cher Émile ; car qui n’a pas une patrie a du moins un pays. Il y a toujours un gouvernement et des simulacres de lois sous lesquels il a vécu tranquille. Que le contrat social n’ait point été observé, qu’importe, si l’intérêt particulier l’a protégé comme aurait fait la volonté générale, si la violence publique l’a garanti des violences particulières, si le mal qu’il a vu faire lui a fait aimer ce qui était bien, et si nos institutions mêmes lui ont fait connaître et haïr leurs propres iniquités ? O Émile ! où est l’homme de bien qui ne doit rien à son pays ? Quel qu’il soit, il lui doit ce qu’il y a de plus précieux pour l’homme, la mortalité de ses actions et l’amour de la vertu. Né dans le fond d’un bois, il eût vécu plus heureux et plus libre ; mais n’ayant rien à combattre pour suivre ses penchants, il eût été bon sans mérite, il n’eût point été vertueux, et maintenant il sait l’être malgré ses passions. La seule apparence de l’ordre le porte à le connaître, à l’aimer. Le bien public, qui ne sert que de prétexte aux autres, est pour lui seul un motif réel. Il apprend à se combattre, à se vaincre, à sacrifier son intérêt à l’intérêt commun. Il n’est pas vrai qu’il ne tire aucun profit des lois ; elles lui donnent le courage d’être juste, même parmi les méchants. Il n’est pas vrai qu’elles ne l’ont pas rendu libre, elles lui ont appris à régner sur lui.

« Ne dis donc pas : que m’importe où je sois ? Il t’importe d’être où tu peux remplir tous tes devoirs ; et l’un de ces devoirs est l’attachement pour le lieu de ta naissance. Tes compatriotes te protégèrent, enfant, tu dois les aimer étant homme. Tu dois vivre au milieu d’eux, ou du moins en lieu d’où tu puisses leur être utile autant que tu peux l’être, et où ils sachent où te prendre si jamais ils ont besoin de toi. Il y a telle circonstance où un homme peut être plus utile à ses concitoyens hors de sa patrie que s’il vivait dans son sein. Alors il doit n’écouter que son zèle et supporter son exil sans murmure ; cet exil même est un de ses devoirs. Mais toi, bon Émile, à qui rien n’impose ces douloureux sacrifices, toi qui n’as pas pris le triste emploi de dire la vérité aux hommes, va vivre au milieu d’eux, cultive leur amitié dans un doux commerce, sois leur bienfaiteur, leur modèle : ton exemple leur servira plus que tous nos livres, et le bien qu’ils te verront faire les touchera plus que tous nos vains discours.

« Je ne t’exhorte pas pour cela d’aller vivre dans les grandes villes ; au contraire, un des exemples que les bons doivent donner aux autres est celui de la vie patriarcale et champêtre, la première vie de l’homme, la plus paisible, la plus naturelle et la plus douce à qui n’a pas le cœur corrompu. Heureux, mon jeune ami, le pays où l’on n’a pas besoin d’aller chercher la paix dans un désert ! Mais où est ce pays ? Un homme bienfaisant satisfait mal son penchant au milieu des villes, où il ne trouve presque à exercer son zèle que pour des intrigants ou pour des fripons. L’accueil qu’on y fait aux fainéants qui viennent y chercher fortune ne fait qu’achever de dévaster le pays, qu’au contraire il faudrait repeupler aux dépens des villes. Tous les hommes qui se retirent de la grande société sont utiles précisément parce qu’ils s’en retirent puisque tous ses vices lui viennent d’être trop nombreuse. Ils sont encore utiles lorsqu’ils peuvent ramener dans les lieux déserts de la vie de la culture et l’amour de leur premier état. Je m’attendris en songeant combien, de leur simple retraite, Émile et Sophie peuvent répandre de bienfaits autour d’eux, combien ils peuvent vivifier la campagne et ranimer le zèle éteint de l’infortuné villageois. Je crois voir le peuple se multiplier, les champs se fertiliser, la terre prendre une nouvelle parure, la multitude et l’abondance transformer les travaux en fêtes, les cris de joie et les