Page:Œuvres complètes de Jean-Jacques Rousseau - II.djvu/721

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l’a prodiguée à personne, il la conservera longtemps pour vous.

« Il faut, ma chère enfant, que je vous explique mes vues dans la conversation que nous eûmes tous trois avant-hier. Vous n’y avez peut-être aperçu qu’un art de ménager vos plaisirs pour les rendre durables. O Sophie ! elle eut un autre objet plus digne de mes soins. En devenant votre époux, Émile est devenu votre chef ; c’est à vous d’obéir, ainsi l’a voulu la nature. Quand la femme ressemble à Sophie, il est pourtant bon que l’homme soit conduit par elle ; c’est encore la loi de la nature ; et c’est pour vous rendre autant d’autorité sur son cœur que son sexe lui en donne sur votre personne, que je vous ai faite l’arbitre de ses plaisirs. Il vous en coûtera des privations pénibles ; mais vous régnerez sur lui si vous savez régner sur vous ; et ce qui s’est déjà passé me montre que cet art si difficile n’est pas au-dessus de votre courage. Vous régnerez longtemps par l’amour, si vous rendez vos faveurs rares et précieuses, si vous savez les faire valoir. Voulez-vous voir votre mari sans cesse à vos pieds, tenez-le toujours à quelque distance de votre personne. Mais, dans votre sévérité, mettez de la modestie, et non du caprice ; qu’il vous voie réservée, et non pas fantasque ; gardez qu’en ménageant son amour vous ne le fassiez douter du vôtre. Faites-vous chérir par vos faveurs et respecter par vos refus ; qu’il honore la chasteté de sa femme sans avoir à se plaindre de sa froideur.

« C’est ainsi, mon enfant, qu’il vous donnera sa confiance, qu’il écoutera vos avis, qu’il vous consultera dans ses affaires, et ne résoudra rien sans en délibérer avec vous. C’est ainsi que vous pouvez le rappeler à la sagesse quand il s’égare, le ramener par une douce persuasion, vous rendre aimable pour vous rendre utile, employer la coquetterie aux intérêts de la vertu, et l’amour au profit de la raison.

« Ne croyez pas avec tout cela que cet art même puisse vous servir toujours. Quelque précaution qu’on puisse prendre, la jouissance use les plaisirs, et l’amour avant tous les autres. Mais, quand l’amour a duré longtemps, une douce habitude en remplit le vide, et l’attrait de la confiance succède aux transports de la passion. Les enfants forment entre ceux qui leur ont donné l’être une liaison non moins douce et souvent plus forte que l’amour même. Quand vous cesserez d’être la maîtresse d’Émile, vous serez sa femme et son amie ; vous serez la mère de ses enfants. Alors, au lieu de votre première réserve, établissez entre vous la plus grande intimité ; plus de lit à part, plus de refus, plus de caprice. Devenez tellement sa moitié, qu’il ne puisse plus se passer de vous, et que, sitôt qu’il vous quitte, il se sente loin de lui-même. Vous qui fîtes si bien régner les charmes de la vie domestique dans la maison paternelle, faites-les régner ainsi dans la vôtre. Tout homme qui se plaît dans sa maison aime sa femme. Souvenez-vous que si votre époux vit heureux chez lui, vous serez une femme heureuse.

« Quant à présent, ne soyez pas si sévère à votre amant ; il a mérité plus de complaisance ; il s’offenserait de vos alarmes ; ne ménagez plus si fort sa santé aux dépens de son bonheur, et jouissez du vôtre. Il ne faut point attendre le dégoût ni rebuter le désir ; il ne faut point refuser pour refuser, mais pour faire valoir ce qu’on accorde. »

Ensuite, les réunissant, je dis devant elle à son jeune époux : Il faut bien supporter le joug qu’on s’est imposé. Méritez qu’il vous soit rendu léger. Surtout sacrifiez aux grâces, et n’imaginez pas vous rendre plus aimable en boudant. La paix n’est pas difficile à faire, et chacun se doute aisément des conditions. Le traité se signe par un baiser. Après quoi je dis à mon élève : Cher Émile, un homme a besoin toute sa vie de conseil et de guide. J’ai fait de mon mieux pour remplir jusqu’à présent ce devoir envers vous ; ici finit ma longue tâche et commence celle d’un autre. J’abdique aujourd’hui l’autorité que vous m’avez confiée, et voici désormais votre gouverneur.

Peu à peu le premier délire se calme, et leur laisse goûter en paix les charmes de leur nouvel état. Heureux amants ! dignes époux ! pour honorer leurs vertus, pour peindre leur félicité, il faudrait faire l’histoire de leur vie. Combien de fois, contemplant en eux mon ouvrage, je me sens saisi d’un ravissement qui fait palpiter