Page:Œuvres complètes de Jean-Jacques Rousseau - II.djvu/81

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m’a faites, il m’a prié de les recevoir en ton nom, et de te les faire agréer. « Je vous ai regardé, m’a-t-il dit, comme son représentant, et n’ai pu trop m’humilier devant ce qu’elle aime, ne pouvant, sans la compromettre, m’adresser à sa personne, ni même la nommer. « Il avoue avoir conçu pour toi les sentiments dont on ne peut se défendre en te voyant avec trop de soin ; c’était une tendre admiration plutôt que de l’amour. Ils ne lui ont jamais inspiré ni prétention ni espoir ; il les a tous sacrifiés aux nôtres à l’instant qu’ils lui ont été connus, et le mauvais propos qui lui est échappé était l’effet du punch et non de la jalousie. Il traite l’amour en philosophe qui croit son âme au-dessus des passions : pour moi, je suis trompé s’il n’en a déjà ressenti quelqu’une qui ne permet plus à d’autres de germer profondément. Il prend l’épuisement du cœur pour l’effort de la raison, et je sais bien qu’aimer Julie et renoncer à elle n’est pas une vertu d’homme.

Il a désiré de savoir en détail l’histoire de nos amours et les causes qui s’opposent au bonheur de ton ami ; j’ai cru qu’après ta lettre une demi-confidence était dangereuse et hors de propos ; je l’ai faite entière, et il m’a écouté avec une attention qui m’attestait sa sincérité. J’ai vu plus d’une fois ses yeux humides et son âme attendrie ; je remarquais surtout l’impression puissante que tous les triomphes de la vertu faisaient sur son âme, et je crois avoir acquis à Claude Anet un nouveau protecteur qui ne sera pas moins zélé que ton père. « Il n’y a, m’a-t-il dit, ni incidents ni aventures dans ce que vous m’avez raconté, et les catastrophes d’un roman m’attacheraient beaucoup moins ; tant les sentiments suppléent aux situations, et les procédés honnêtes aux actions éclatantes ! Vos deux âmes sont si extraordinaires, qu’on n’en peut juger sur les règles communes. Le bonheur n’est pour vous ni sur la même route ni de la même espèce que celui des autres hommes : ils ne cherchent que la puissance et les regards d’autrui ; il ne vous faut que la tendresse et la paix. Il s’est joint à votre amour une émulation de vertu qui vous élève, et vous vaudriez moins l’un et l’autre si vous ne vous étiez point aimés. L’amour passera, ose-t-il ajouter (pardonnons-lui ce blasphème prononcé dans l’ignorance de son cœur) ; l’amour passera, dit-il, et les vertus resteront. » Ah ! puissent-elles durer autant que lui, ma Julie ! le ciel n’en demandera pas davantage.

Enfin je vois que la dureté philosophique et nationale n’altère point dans cet honnête Anglais l’humanité naturelle, et qu’il s’intéresse véritablement à nos peines. Si le crédit et la richesse nous pouvaient être utiles, je crois que nous aurions lieu de compter sur lui. Mais, hélas ! de quoi servent la puissance et l’argent pour rendre les cœurs heureux ?

Cet entretien, durant lequel nous ne comptions pas les heures, nous a menés jusqu’à celle du dîner. J’ai fait apporter un poulet, et après le dîner nous avons continué de causer. Il m’a parlé de sa démarche de ce matin, et je n’ai pu m’empêcher de témoigner quelque surprise d’un procédé si authentique et si peu mesuré : mais, outre la raison qu’il m’en avait déjà donnée, il a ajouté qu’une demi-satisfaction était indigne d’un homme de courage ; qu’il la fallait complète ou nulle, de peur qu’on ne s’avilît sans rien réparer, et qu’on ne fît attribuer à la crainte une démarche faite à contre-cœur et de mauvaise grâce. « D’ailleurs, a-t-il ajouté, ma réputation est faite, je puis être juste sans soupçon de lâcheté ; mais vous, qui êtes jeune et débutez dans le monde, il faut que vous sortiez si net de la première affaire, qu’elle ne tente personne de vous en susciter une seconde. Tout est plein de ces poltrons adroits qui cherchent, comme on dit, à tâter leur homme, c’est-à-dire à découvrir quelqu’un qui soit encore plus poltron qu’eux, et aux dépens duquel ils puissent se faire valoir. Je veux éviter à un homme d’honneur comme vous la nécessité de châtier sans gloire un de ces gens-là ; et j’aime mieux, s’ils ont besoin de leçon, qu’ils la reçoivent de moi que de vous : car une affaire de plus n’ôte rien à celui qui en a déjà eu plusieurs ; mais en avoir une est toujours une sorte de tache, et l’amant de Julie en doit être exempt. »

Voilà l’abrégé de ma longue conversation avec milord Edouard. J’ai cru nécessaire de t’en rendre compte afin que tu me prescrives la manière dont je dois me comporter avec lui.

Maintenant, que tu dois être tranquillisée, chasse, je t’en conjure, les idées funestes qui