Page:Œuvres complètes de Jean-Jacques Rousseau - II.djvu/82

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t’occupent depuis quelques jours. Songe aux ménagements qu’exige l’incertitude de ton état actuel. Oh ! si bientôt tu pouvais tripler mon être ! Si bientôt un gage adoré… Espoir déjà trop déçu, viendrais-tu m’abuser encore ?… O désirs ! ô crainte ! ô perplexités ! charmante amie de mon cœur, vivons pour nous aimer, et que le ciel dispose du reste.

P.-S. ─ J’oubliais de te dire que milord m’a remis ta lettre, et que je n’ai point fait difficulté de la recevoir, ne jugeant pas qu’un pareil dépôt doive rester entre les mains d’un tiers. Je te la rendrai à notre première entrevue ; car, quant à moi, je n’en ai plus à faire ; elle est trop bien écrite au fond de mon cœur pour que jamais j’aie besoin de la relire.

Lettre LXI de Julie

Amène demain milord Edouard, que je me jette à ses pieds comme il s’est mis aux tiens. Quelle grandeur ! quelle générosité ! Oh ! que nous sommes petits devant lui ! Conserve ce précieux ami comme la prunelle de ton œil. Peut-être vaudrait-il moins s’il était plus tempérant : jamais homme sans défauts eut-il de grandes vertus ?

Mille angoisses de toutes espèces m’avaient jetée dans l’abattement ; ta lettre est venue ranimer mon courage éteint. En dissipant mes terreurs, elle m’a rendu mes peines plus supportables. Je me sens maintenant assez de force pour souffrir. Tu vis, tu m’aimes ; ton sang, le sang de ton ami, n’ont point été répandus, et ton honneur est en sûreté : je ne suis donc pas tout à fait misérable.

Ne manque pas au rendez-vous de demain. Jamais je n’eus si grand besoin de te voir, ni si peu d’espoir de te voir longtemps. Adieu, mon cher et unique ami. Tu n’as pas bien dit, ce me semble, vivons pour nous aimer. Ah ! il fallait dire, aimons-nous pour vivre.

Lettre LXII de Claire à Julie

Faudra-t-il toujours, aimable cousine, ne remplir envers toi que les plus tristes devoirs de l’amitié ? Faudra-t-il toujours dans l’amertume de mon cœur affliger le tien par de cruels avis ? Hélas ! tous nos sentiments nous sont communs, tu le sais bien, et je ne saurais t’annoncer de nouvelles peines que je ne les aie déjà senties. Que ne puis-je te cacher ton infortune sans l’augmenter ! ou que la tendre amitié n’a-t-elle autant de charmes que l’amour ! Ah ! que j’effacerais promptement tous les chagrins que je te donne !

Hier, après le concert, ta mère en s’en retournant ayant accepté le bras de ton ami et toi celui de M. d’Orbe, nos deux pères restèrent avec milord à parler de politique ; sujet dont je suis si excédée que l’ennui me chassa dans ma chambre. Une demi-heure après j’entendis nommer ton ami plusieurs fois avec assez de véhémence : je connus que la conversation avait changé d’objet, et je prêtai l’oreille. Je jugeai par la suite du discours qu’Edouard avait osé proposer ton mariage avec ton ami, qu’il appelait hautement le sien, et auquel il offrait de faire en cette qualité un établissement convenable. Ton père avait rejeté avec mépris cette proposition, et c’était là-dessus que les propos commençaient à s’échauffer. « Sachez, lui disait milord, malgré vos préjugés, qu’il est de tous les hommes le plus digne d’elle et peut-être le plus propre à la rendre heureuse. Tous les dons qui ne dépendent pas des hommes, il les a reçus de la nature, et il y a ajouté tous les talents qui ont dépendu de lui. Il est jeune, grand, bien fait, robuste, adroit ; il a de l’éducation, du sens, des mœurs, du courage ; il a l’esprit orné, l’âme saine ; que lui manque-t-il donc pour mériter votre aveu ? La fortune ? Il l’aura. Le tiers de mon bien suffit pour en faire le plus riche particulier du pays de Vaud, j’en donnerai s’il le faut jusqu’à la moitié. La noblesse ? Vaine prérogative dans un pays où elle est plus nuisible qu’utile. Mais il l’a encore, n’en doutez pas, non point écrite d’encre en de vieux parchemins, mais gravée au fond de son cœur en caractères ineffaçables. En un mot, si vous préférez