Page:Œuvres complètes de Jean-Jacques Rousseau - II.djvu/9

La bibliothèque libre.
Cette page n’a pas encore été corrigée

monsieur, comment la folie du monde est sagesse.

N. Votre conclusion se tire d’elle-même. On ne peut mieux prévoir sa chute, ni s’apprêter à tomber plus fièrement. Il me reste une seule difficulté : les provinciaux, vous le savez, ne lisent que sur notre parole ; il ne leur parvient que ce que nous leur envoyons. Un livre destiné pour les solitaires est d’abord jugé par les gens du monde ; si ceux-ci le rebutent, les autres ne le lisent point. Répondez.

R. La réponse est facile. Vous parlez des beaux esprits de province, et moi je parle des vrais campagnards. Vous avez, vous autres qui brillez dans la capitale, des préjugés dont il faut vous guérir ; vous croyez donner le ton à toute la France, et les trois quarts de la France ne savent pas que vous existez. Les livres qui tombent à Paris font la fortune des libraires de province.

N. Pourquoi voulez-vous les enrichir aux dépens des nôtres ?

R. Raillez, moi, je persiste. Quand on aspire à la gloire, il faut se faire lire à Paris ; quand on veut être utile, il faut se faire lire en province. Combien d’honnêtes gens passent leur vie dans des campagnes éloignées à cultiver le patrimoine de leurs pères, où ils se regardent comme exilés par une fortune étroite ! Durant les longues nuits d’hiver, dépourvus de société, ils emploient la soirée à lire au coin de leur feu les livres amusants qui leur tombent sous la main. Dans leur simplicité grossière ils ne se piquent ni de littérature, ni de bel esprit ; ils lisent pour se désennuyer et non pour s’instruire ; les livres de morale et de philosophie sont pour eux comme n’existant pas : on en ferait en vain pour leur usage ; ils ne leur parviendraient jamais. Cependant, loin de leur rien offrir de convenable à leur situation, vos romans ne servent qu’à la leur rendre encore plus amère. Ils changent leur retraite en un désert affreux ; et, pour quelques heures de distraction qu’ils leur donnent, ils leur préparent des mois de malaise et de vains regrets. Pourquoi n’oserais-je supposer que, par quelque heureux hasard, ce livre, comme tant d’autres plus mauvais encore pourra tomber dans les mains de ces habitants des champs, et que l’image des plaisirs d’un état tout semblable au leur le leur rendra plus supportable ? J’aime à me figurer deux époux lisant ce recueil ensemble, y puisant un nouveau courage pour supporter leurs travaux communs, et peut-être de nouvelles vues pour les rendre utiles. Comment pourraient-ils y contempler le tableau d’un ménage heureux, sans vouloir imiter un si doux modèle ? Comment s’attendriront-ils sur le charme de l’union conjugale, même privé de celui de l’amour, sans que la leur se resserre et s’affermisse ? En quittant leur lecture, ils ne seront ni attristés de leur état, ni rebutés de leurs soins. Au contraire, tout semblera prendre autour d’eux une face plus riante ; leurs devoirs s’ennobliront à leurs yeux ; ils reprendront le goût des plaisirs de la nature ; ses vrais sentiments renaîtront dans leurs cœurs ; et en voyant le bonheur à leur portée, ils apprendront à le goûter. Ils rempliront les mêmes fonctions ; mais ils les rempliront avec une autre âme, et feront en vrais patriarches ce qu’ils faisaient en paysans.

N. Jusqu’ici tout va fort bien. Les maris, les femmes, les mères de famille… Mais les filles, n’en dites-vous rien ?

R. Non. Une honnête fille ne lit point de livres d’amour. Que celle qui lira celui-ci, malgré son titre, ne se plaigne point du mal qu’il lui aura fait : elle ment. Le mal était fait d’avance ; elle n’a plus rien à risquer.

N. A merveille ! Auteurs érotiques, venez à l’école : vous voilà tous justifiés.

R. Oui, s’ils le sont par leur propre cœur et par l’objet de leurs écrits.

N. L’êtes-vous aux mêmes conditions ?

R. Je suis trop fier pour répondre à cela ; mais Julie s’était fait une règle pour juger les livres : si vous la trouvez bonne, servez-vous-en pour juger celui-ci.

On a voulu rendre la lecture des romans utile à la jeunesse ; je ne connais point de projet plus insensé : c’est commencer par mettre le feu à la maison pour faire jouer les pompes. D’après cette folle idée, au lieu de diriger vers son objet la morale de ces sortes d’ouvrages, on adresse toujours cette morale aux jeunes filles, sans songer que les jeunes filles n’ont point de part aux désordres dont on se plaint. En général, leur conduite est régulière, quoique leurs cœurs soient corrompus. Elles obéissent à leurs mères en attendant qu’elles puissent les imiter. Quand les femmes feront leur devoir, soyez sûr que les filles ne manqueront point au leur.

N. L’observation vous est contraire en ce point. Il semble qu’il faut toujours au sexe un temps de libertinage, ou dans un état, ou dans l’autre. C’est un mauvais levain qui fermente tôt ou tard. Chez les peuples qui on des mœurs, les filles sont faciles et les femmes sévères : c’est le contraire chez eux qui n’en ont pas. Les premiers n’ont égard qu’au délit, et les autres qu’au scandale : il ne s’agit que d’être à l’abri des preuves ; le crime est compté pour rien.

R. A l’envisager par ses suites, on n’en jugerait pas ainsi.