Page:Œuvres complètes de Jean-Jacques Rousseau - II.djvu/95

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fait à chaque station, c’est de commence quelque lette qu’il déchire ou chiffonne un moment après. J’ai sauvé du feu deux ou trois de ces brouillons, sur lesquels vous pourrez entrevoir l’état de son âme. Je crois pourtant qu’il est parvenu à écrire une lettre entière.

L’emportement qu’annoncent ces premiers symptômes est facile à prévoir ; mais je ne saurais dire quel en sera l’effet et le terme ; car cela dépend d’une combinaison du caractère de l’homme, du genre de sa passion, des circonstances qui peuvent naître, de mille choses que nulle prudence humaine ne peut déterminer. Pour moi, je puis répondre de ses fureurs, mais non pas de son désespoir ; et, quoi qu’on fasse, tout homme est toujours maître de sa vie.

Je me flatte cependant qu’il respectera sa personne et mes soins, et je compte moins pour cela sur le zèle de l’amitié, qui n’y sera pas épargné, que sur le caractère de sa passion et sur celui de sa maîtresse. L’âme ne peut guère s’occuper fortement et longtemps d’un objet sans contracter des dispositions qui s’y rapportent. L’extrême douceur de Julie doit tempérer l’âcreté du feu qu’elle inspire, et je ne doute pas non plus que l’amour d’un homme aussi vif ne lui donne à elle-même un peu plus d’activité qu’elle n’en aurait naturellement sans lui.

J’ose compter aussi sur son cœur ; il est fait pour combattre et vaincre. Un amour pareil au sien n’est pas tant une faiblesse qu’une force mal employée. Une flamme ardente et malheureuse est capable d’absorber pour un temps, pour toujours peut-être, une partie de ses facultés ; mais elle est elle-même une preuve de leur excellence et du parti qu’il en pourrait tirer pour cultiver la sagesse ; car la sublime raison ne se soutient que par la même vigueur de l’âme qui fait les grandes passions, et l’on ne sert dignement la philosophie qu’avec le même feu qu’on sent pour une maîtresse.

Soyez-en sûre, aimable Claire, je ne m’intéresse pas moins que vous au sort de ce couple infortuné, non par un sentiment de commisération qui peut n’être qu’une faiblesse, mais par la considération de la justice et de l’ordre, qui veulent que chacun soit placé de la manière la plus avantageuse à lui-même et à la société. Ces deux belles âmes sortirent l’une pour l’autre des mains de la nature ; c’est dans une douce union, c’est dans le sein du bonheur, que, libres de déployer leurs forces et d’exercer leurs vertus, elles eussent éclairé la terre de leurs exemples. Pourquoi faut-il qu’un insensé préjugé vienne change les directions éternelles et bouleverser l’harmonie des êtres pensants ? Pourquoi la vanité d’un père barbare cache-t-elle ainsi la lumière sous le boisseau, et fait-elle gémir dans les larmes des cœurs tendres et bienfaisants, nés pour essuyer celles d’autrui ? Le lien conjugal n’est-il pas le plus libre ainsi que le plus sacré des engagements ? Oui, toutes les lois qui le gênent sont injustes, tous les pères qui l’osent former ou rompre sont des tyrans. Ce chaste nœud de la nature n’est soumis ni au pouvoir souverain ni à l’autorité paternelle, mais à la seule autorité du Père commun qui sait commander aux cœurs, et qui, leur ordonnant de s’unir, les peut contraindre à s’aimer.

Que signifie ce sacrifice des convenances de la nature aux convenances de l’opinion ? La diversité de fortune et d’état s’éclipse et se confond dans le mariage, elle ne fait rien au bonheur ; mais celle d’humeur et de caractère demeure,