Page:Œuvres complètes de Jean-Jacques Rousseau - II.djvu/96

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et c’est par elle qu’on est heureux ou malheureux. L’enfant qui n’a de règle que l’amour choisit mal, le père qui n’a de règle que l’opinion choisit plus mal encore. Qu’une fille manque de raison, d’expérience pour juger de la sagesse et des mœurs, un bon père y doit suppléer sans doute ; son droit, son devoir même est de dire : Ma fille, c’est un honnête homme, ou, c’est un fripon ; c’est un homme de sens, ou, c’est un fou. Voilà les convenances dont il doit connaître ; le jugement de toutes les autres appartient à la fille. En criant qu’on troublerait ainsi l’ordre de la société, ces tyrans le troublent eux-mêmes. Que le rang se règle par le mérite, et l’union des cœurs par leur choix, voilà le véritable ordre social ; ceux qui le règlent par la naissance ou par les richesses sont les vrais perturbateurs de cet ordre ; ce sont ceux-là qu’il faut décrier ou punir.

Il est donc de la justice universelle que ces abus soient redressés ; il est du devoir de l’homme de s’opposer à la violence, de concourir à l’ordre ; et, s’il m’était possible d’unir ces deux amants en dépit d’un vieillard sans raison, ne doutez pas que je n’achevasse en cela l’ouvrage du ciel, sans m’embarrasser de l’approbation des hommes.

Vous êtes plus heureuse, aimable Claire ; vous avez un père qui ne prétend point savoir mieux que vous en quoi consiste votre bonheur. Ce n’est peut-être ni par de grandes vues de sagesse, ni par une tendresse excessive, qu’il vous rend ainsi maîtresse de votre sort ; mais qu’importe la cause si l’effet est le même et si, dans la liberté qu’il vous laisse, l’indolence lui tient lieu de raison ? Loin d’abuser de cette liberté, le choix que vous avez fait à vingt ans aurait l’approbation du plus sage père. Votre cœur, absorbé par une amitié qui n’eut jamais d’égale, a gardé peu de place aux feux de l’amour ; vous leur substituez tout ce qui peut y suppléer dans le mariage : moins amante qu’amie, si vous n’êtes la plus tendre épouse vous serez la plus vertueuse, et cette union qu’a formée la sagesse doit croître avec l’âge et durer autant qu’elle. L’impulsion du cœur est plus aveugle, mais elle est plus invincible : c’est le moyen de se perdre que de se mettre dans la nécessité de lui résister. Heureux ceux que l’amour assortit comme aurait fait la raison, et qui n’ont point d’obstacle à vaincre et de préjugés à combattre. Tels seraient nos deux amants sans l’injuste résistance d’un père entêté. Tels malgré lui pourraient-ils être encore, si l’un des deux était bien conseillé.

L’exemple de Julie et le vôtre montrent également que c’est aux époux seuls à juger s’ils se conviennent. Si l’amour ne règne pas, la raison choisira seule ; c’est le cas où vous êtes : si l’amour règne, la nature a déjà choisi ; c’est celui de Julie. Telle est la loi sacrée de la nature, qu’il n’est pas permis à l’homme d’enfreindre, qu’il n’enfreint jamais impunément, et que la considération des états et des rangs ne peut abroger qu’il n’en coûte des malheurs et des crimes.

Quoique l’hiver s’avance et que j’aie à me rendre à Rome, je ne quitterai point l’ami que j’ai sous ma garde que je ne voie son âme dans un état de consistance sur lequel je puisse compter. C’est un dépôt qui m’est cher par son prix et parce que vous me l’avez confié. Si je ne puis faire qu’il soit heureux, je tâcherai de faire au moins qu’il soit sage, et qu’il porte en homme les maux de l’humanité. J’ai résolu de passer ici une quinzaine de jours avec lui, durant lesquels j’espère que nous recevrons des nouvelles de Julie et des vôtres, et que vous m’aiderez toutes deux à mettre quelque appareil sur les blessures de ce cœur malade, qui ne peut encore écouter la raison que par l’organe du sentiment.

Je joins ici une lettre pour votre amie : ne la confiez, je vous prie, à aucun commissionnaire, mais remettez-la vous-même.

Fragments joints à la lettre précédente

I

Pourquoi n’ai-je pu vous voir avant mon départ ? Vous avez craint que je n’expirasse en vous quittant ? Cœur pitoyable, rassurez-vous. Je me porte bien… je ne souffre pas… je vis encore… je pense à vous… je pense au temps où je vous fus cher… j’ai le cœur un p