Page:Œuvres de Bacon, II.djvu/44

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fermée, et l’on ne se contente pas de négliger, de mal diriger l’expérience, on fait pis, on la dédaigne.

LXXXIV Une autre cause qui a fait obstacle aux progrès que les hommes auraient pu faire dans les sciences, et qui les a, pour ainsi dire, cloués à la même place, comme s’ils étaient enchantés, c’est ce profond respect qu’ils ont d’abord pour l’antiquité, puis pour l’autorité de ces personnages qu’ils regardent comme de grands maîtres en philosophie, enfin pour l’opinion publique, mais ce dernier point a déjà été traité.

Quant à l’antiquité, l’opinion qu’ils s’en forment, faute d’y avoir suffisamment pensé, est tout à fait superficielle et n’est guère conforme au sens naturel du mot auquel ils l’appliquent. C’est à la vieillesse du monde et à son âge mûr qu’il faut attacher ce nom d’antiquité or, la vieillesse du monde, c’est le temps même où nous vivons, et non celui où vivaient les anciens, et qui était sa jeunesse. À la vérité, le temps où ils ont vécu est le plus ancien par rapport à nous, mais, par rapport au monde, ce temps était nouveau or, de même que, lorsqu’on a besoin de trouver dans quelque individu une grande connaissance des choses humaines et une certaine maturité de jugement, on cherchera plutôt l’une et l’autre dans un vieillard que dans un jeune homme, connaissant assez l’avantage que donnent au premier sa longue expérience, le grand nombre et la diversité des choses qu’il a vues, oui dire ou pensées lui-même, c’est ainsi, et par la même raison, que si notre siècle, connaissant mieux ses forces, avait le courage de les éprouver et la volonté de les augmenter en les exerçant, on aurait lieu d’en attendre de plus grandes choses que de l’antiquité, où l’on cherche ses modèles car le monde étant plus âgé, la masse des expériences et des observations s’est accrue à l’infini.

Et ce qu’il faut encore compter pour quelque chose, c’est que, par le moyen des navigations et des voyages de long cours qui se sont si fort multipliés de notre temps, on a découvert dans la nature et observe une infinité de choses qui peuvent répandre une nouvelle lumière sur la philosophie. De plus, ne serait-ce pas une honte pour le genre humain d’avoir découvert de nos jours dans le monde matériel tant de contrées, de terres et de mers, et d’astres, et de souffrir en même temps que les limites du monde intellectuel fussent resserrées dans le cercle étroit des découvertes de l’antiquité.

Quant à ce qui regarde ces inventeurs, quelle plus grande pusillanimité que d’accorder à de tels auteurs une infinité de prérogatives, en frustrant de ses droits le temps, auteur des auteurs mêmes, et a ce titre, vraie source de toute autorité car ce n’est