Page:Œuvres de Blaise Pascal, I.djvu/62

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seulement il le permettoit, mais qu’il le luy ordonnoit, et qu’il vouloit qu’il vint le voir avec toute sa famille. On manda tout cela à mon grand pere qui vint en mesme temps ; et des le lendemain qu’il fut arrivé, il alla à Ruel pour voir M. le Cardinal. Quand on luy dit que M. Pascal estoit là qui demandait à luy faire la reverence, M. le Cardinal demanda s’il estoit seul. Quand on luy eut dit que ouy, il dit qu’il ne vouloit point le voir seul, et qu’il s’en allast et revint avec toute sa famille. Le lendemain il y retourna avec ses trois enfans. M. le Cardinal le receut parfaitement bien, luy fit toutes les honnestetez possibles, luy marqua qu’il estoit bien ayse de l’avoir rendu à sa famille qui meritoit bien les soins qu’il en prenoit[1], et le mit entre les mains de son Escuyer à qui il ordonna de luy faire tout voir dans Ruel, et de les bien regaler : ce qu’il fit.

Cette rencontre là donna occasion à mon grand pere d’estre connu de M. le Cardinal, de M. le Chancelier et de madame d’Aiguillon ; et comme il avoit un tres grand merite et tout l’esprit possible, il luy estoit tres utile d’estre connu ; et dans ce temps là ou peu de temps apres il y eut bien des affaires et des troubles en Normandie ; ce qui fut cause que M. de Paris, qui y estoit alors intendant, vint à Paris, et dit à M. le Cardinal qu’il luy estoit impossible d’estre seul dans cette grande province et qu’il falloit necessairement estre deux. On luy donna mon grand pere qui y fut quelque temps avec luy, et dans la suite il y fut seul apres que ces grands mouvemens furent passez[2].

  1. Recueil Guerrier : « qu’il luy recommandoit ses enfans, qu’il en feroit un jour quelque chose de grand. »
  2. La version recueillie par le P. Guerrier est intéressante : « Sur la fin de 1639, il fut envoyé intendant en Normandie, où il y avoit des troubles tres grands. Les bureaux de recette avoient este pillez et des receveurs tuez. Le Parlement, qui n’avoit pas fait son devoir, fut interdit, et on envoya des officiers du parlement de Paris, pour exercer la justice. On y envoya aussi des troupes sous le commandement de M. le maréchal de Gassion, qui partit avec mon grand pere. Le Roy mit alors deux intendans en Normandie : l’un pour les gens de guerre, qui estoit M. de Paris, maistre des requestes, et l’autre pour les tailles, qui fut mon grand pere. Il trouva les choses dans un si grand desordre, qu’il fut obligé de reformer les rolles de toutes les paroisses de la généralité. Il demeura en Normandie neuf ou dix ans, il n’en sortit qu’en 1648, lorsque le parlement de Paris, durant la guerre des Princes, demanda la revocation de tous les intendans.

    « M. Pascal faisoit son devoir avec toute la droiture et toute l’equité possible ; il ne vouloit pas souffrir que ses domestiques reçussent des presents, jusques là que le secretaire qu’il avoit pris d’abord et qu’il avoit fait venir de Clermont, parce qu’il estoit son parent, ayant reçu une fois un louis d’or de quelqu’un, il le renvoya et ne voulut plus en entendre parler.

    « Il avoit de la pieté ; mais elle n’estoit pas assez esclairée ; il ne connoissoit pas encore tous les devoirs de la vie chrestienne. Semblable à ces honnestes gens selon le monde, il pensoit pouvoir allier des vues de fortune avec la pratique de l’Evangile. Mais Dieu qui avoit sur luy et sur sa famille des desseins de misericorde permit qu’il luy arrivast un accident qui fut la cause de sa conversion. »

    Les détails donnés ici par Marguerite Perier sont complétés ― et rectifiés ― par M. Ch. de Beaurepaire dans un savant mémoire : Blaise Pascal et sa famille à Rouen, de 1640 à 1647. Précis analytique des travaux de l’Académie des Sciences, Belles Lettres et Arts de Rouen, 1901-1902. Pendant son séjour à Rouen Étienne Pascal ne fut sans doute que l’adjoint de M. de Paris, plus tard de M. de Miromesnil, qui seuls eurent le titre d’intendants de la Généralité de Rouen. Sa qualité exacte lui est donnée dans le récit des conférences avec Jacques Forton Saint-Ange : il est « commissaire député par Sa Majesté en la haute Normandie pour l’impôt et levée des tailles, et sur le fait de la subsistance et étapes des troupes, et autres affaires concernant les services de Sa Majesté en ladite province ».

    Sa nomination à Rouen se place entre les scènes de pillage et de meurtres qui suivirent l’édit pour le contrôle des teintures (21, 22, 23, 24 août 1639), et l’édit de novembre 1639 qui supprima le bureau des finances. Il fut témoin de la répression à laquelle le chancelier Séguier vint personnellement présider, assisté des soldats de Gassion, et dont François de Verthamont a rédigé le Diaire (publié par Floquet, Paris, 184 2; cf. Kerviler, Pierre Séguier, 1874,p. 97). Il eut durant tout son séjour à lutter contre le Parlement de la ville et contre les plaintes de la population. M. de Beaurepaire a cité les doléances hardies que dès les premiers jours de la Régence les députés des États de Normandie font parvenir au Roi dans leurs Cahiers : Art. XXVII. Messieurs les Intendans des justices commissaires, ne sont pas officiers des ordonnances de vostre Estat, ny les juges establis par les lois de vostre royaume, mais ministres envoyez pour l’execution des ordres conceus sous le nom de Vostre Majesté pour fournir plus facilement au compte du traittant en la Généralité du Rouen. » L’oraison funèbre que le Courrier burlesque de la guerre de Paris en a faite, donne assez la mesure de popularité des Intendants :

    Dans la campagne brigandans,
    Maudits tyranneaux, demy-princes.
    Malheurs attachés aux provinces,
    Facteurs du desfunct Richelieu,
    Fleaux quatriemes de Dieu.