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DISCOURS SUR LES PASSIONS DE L'AMOUR

très grandes différences dans l'application particulière ; mais c'est seulement pour la manière d'envisager ce qui plaist. Car l'on ne souhaitte pas nuëment une beauté ; mais l'on y désire mille circonstances qui dépendent de la disposition où l'on se trouve ; et c'est en ce sens que l'on peut dire que chacun a l'original de sa beauté, dont il cherche la copie dans le grand monde[1]. Neantmoins les femmes déterminent souvent cet original ; comme elles ont un empire absolu sur l'esprit des hommes, elles y dépeignent ou les parties des beautez qu'elles ont, ou celles qu'elles estiment, et elles adjoutent par ce moyen ce qui leur plaist à cette beauté radicale. C'est pour quoy il y a un siècle pour les blondes, un autre pour les brunes ; et le partage qu'il y a entre les femmes sur l'estime des unes ou des autres fait aussy le partage entre les hommes dans un mesme temps sur les unes et les autres.

La mode mesme et les païs règlent souvent ce que l'on appelle beauté[2]. C'est une chose estrange que la coutume se mesle si fort de nos passions[3]. Cela

  1. Dans cette proposition se trouve comme en germe la théorie romantique du XIXe siècle. Dieu a créé les âmes par couples, l'amour terrestre n'est que la suite et la manifestation d'une harmonie préétablie dans le ciel ; c'est pourquoi chacun « cherche dans le grand monde » cette beauté dont il porte en soi « l'original ».
  2. Voir la page 73 du manuscrit des Pensées : « Comme la mode fait l'agrément, aussy fait elle la justice, » (Sect. V, fr. 309). — Vauvenargues écrit (Max. 89, Œuvres, p. 377) : « La coutume fait tout, usqu'en amour. »
  3. Au moment même où il paraît le plus enthousiaste de l'amour, l'esprit large et profond de Pascal ne peut s'empêcher de faire plus d'une remarque pénétrante sur les circonstances de l'amour, dussent-