Page:Œuvres de Blaise Pascal, V.djvu/196

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180 ŒUVRES

tion III. Le sauvage ; Caractere moral, où sont representez les Meurs d’un Homme insensible aux affections honnestes et naturelles. Le sauvage est une Statuë vegetale, un Phantosme de chair et d’os, un Homme artificiel qui ne se remue que par force ; et une Idole pareille aux Figures qui sont mises aupres des Tombeaux. Il a comme elles, le visage toujours triste et abbatu ; il a des Sens et des Esprits de marbre dans une forme humaine; il est hors du tombeau, et a l’insensibilité des morts. Il est sans cœur pour les devoirs naturels, et pour les obligations civiles. Autant luy est un Estranger, qu’un Parent; et pour luy un Amy, et un Ennemy ont un mesme visage. Il est sans yeux pour les Beautez de la Nature, et pour celles des Arts : les Roses et les Tulippes n’ont rien de plus agreable pour luy, que les Espines et les Ourties....

Ne croyez pas qu’il soit moins Barbare en son vivre, ny qu’il soit plus Homme par la bouche, que par les autres sens. Il n’attend pas que le feu luy ait preparé ses viandes ; il les prend toutes crues, et quelquefois encore sanglantes et pleines de vie, et à chaque morceau il acheve de tuer ce qu’il mange. Les premiers Hommes qui ne se nourrissoient que de glans et de chastaignes, se trouveront polis et delicats s’ils luy sont comparez: il a communauté de toutes choses avecque les Bestes; dans les mesmes prez où elles ont leurs pasturages, il a sa cuisine et sa table ; il se desaltere dans les mesmes ruisseaux avec elles, et fort souvent les mesmes eaux meslées de boüe et d’escume, passent de la bouche d’un cheval à la sienne.

Quant aux affrons et aux injures, il y est aussi peu sensible, que s’il avoit des yeux et des oreilles de Statuë à la teste. Jamais il ne rougit, ny n’a de honte, quoy qu’on luy die, ny quoy qu’on luy face.... Le chemin de son cœur à son visage, est trop obscur et trop remply de matiere. Aussi l’Honneur et la Gloire sont des Idoles qu’il ne connoist point, et pour qui il n’a point d’encens à brusler, ny d’offrandes à faire. Il s’ayme mieux dans une grotte ou dans le tronc d’un arbre, que dans un Palais, ny sur un Thrône ; et pour son supplice, ou pour celuy d’autruy, il recevroit des mains de la