Page:Œuvres de Descartes, éd. Cousin, tome I.djvu/13

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puis plus de cinq siècles, combattu, proscrit, adoré, excommunié, et toujours vainqueur, dictoit aux nations ce qu’elles devoient croire ; ses ouvrages étant plus connus, ses erreurs étoient plus respectées. On négligeoit pour lui l’univers ; et les hommes, accoutumés depuis long-temps à se passer de l’évidence, croyoient tenir dans leurs mains les premiers principes des choses, parceque leur ignorance hardie prononçoit des mots obscurs et vagues qu’ils croyoient entendre.

Voilà les progrès que l’esprit humain avoit faits pendant trente siècles. On remarque, pendant cette longue révolution de temps, cinq ou six hommes qui ont pensé, et créé des idées ; et le reste du monde a travaillé sur ces pensées, comme l’artisan, dans sa forge, travaille sur les métaux que lui fournit la mine. Il y a eu plusieurs siècles de suite où l’on n’a point avancé d’un pas vers la vérité ; il y a eu des nations qui n’ont pas contribué d’une idée à la masse des idées générales. Du siècle d’Aristote à celui de Descartes, j’aperçois un vide de deux mille ans. Là, la pensée originale se perd, comme un fleuve qui meurt dans les sables, ou qui s’ensevelit sous terre, et qui ne reparoît qu’à mille lieues de là, sous de nouveaux cieux et sur une terre nouvelle. Quoi donc ! y a-t-il pour l’esprit humain des temps de sommeil et de mort, comme il y en a de vie et d’activité ?