Page:Œuvres de Hégésippe Moreau (Garnier, 1864).djvu/309

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l’offense que de lui en offrir brutalement d’autres, et cependant je mourais d’envie d’acquitter ma dette.

Son repas pythagoricien fini, elle continuait sa lecture qui paraissait l’intéresser beaucoup. Alors j’eus une idée bizarre. Je me souvins qu’un étudiant de mes amis avait conquis autrefois les bonnes grâces d’une reine de comptoir, en usurpant le nom de Casimir Delavigne, et soudain mon projet fut arrêté. Au moment où la jeune lectrice, par un mouvement d’admiration idôlatre, touchait de ses lèvres roses un feuillet du livre : « Merci », dis-je bravement, et je m’avançai. L’inconnue leva les yeux : « Comment, dit-elle, rouge comme une cerise, vous seriez… » Je l’interrompis en m’inclinant d’un air modeste. Alors vous eussiez vu la pauvre enfant frémir d’un saint respect, et vous-même, vous frémiriez d’indignation, lecteur, si je vous disais de quelle auréole poétique je m’étais effrontément coiffé. J’offris mon bras à la promeneuse solitaire. Il va sans dire qu’il fut accepté. Chemin faisant, ma compagne me prodigua les confidences : c’était une femme auteur, fraîchement débarquée comme tant d’autres, de la province qui ne la comprenait pas, à Paris qui se souciait fort peu de la comprendre. Elle avait composé dans la solitude et le silence, disait-elle, un volume de poésie, qui courait grand risque, pensai-je, de mourir comme il était né. De plus, elle venait de jeter dans les cartons d’un théâtre du boulevard un drame en cinq actes, intitulé, autant qu’il m’en souvient, Zénobie. Le souffleur, l’allumeur, le machiniste et autres littérateurs, lui avaient conseillé, dans l’intérêt de la pièce, d’y tailler un rôle pour un éléphant, ce qui m’expliquait enfin son attention de tout à l’heure aux allures du gigantesque comédien. Hélas ! la