Page:Œuvres de Spinoza, trad. Saisset, 1861, tome II.djvu/323

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dans l’espoir d’un bien supérieur à la privation du mal éprouvé : en d’autres termes, de deux biens nous choisissons celui qui nous semble le plus grand, et de deux maux celui qui nous semble le plus petit. Je dis qui nous semble, car ce n’est pas une nécessité que la chose soit telle que nous la jugeons. Or cette loi est si profondément gravée dans la nature humaine qu’il faut la placer au nombre des vérités éternelles que personne ne peut ignorer. Mais de cette loi il résulte nécessairement que personne ne promettra sincèrement de renoncer au droit naturel qu’il a sur toutes choses[1], et ne restera inviolablement ferme en ses promesses, à moins qu’il n’y soit déterminé par la crainte d’un plus grand mal ou l’espoir d’un bien plus grand. Pour mieux faire comprendre cette vérité, supposons qu’un voleur me fasse promettre de lui donner mes biens quand il les voudra. Mon droit naturel, comme je l’ai déjà démontré, n’étant déterminé que par le degré de ma force personnelle, il est certain que, si je puis par ruse échapper à ce voleur en lui promettant tout ce qu’il voudra, il m’est permis, en vertu du droit naturel, d’en user ainsi et de consentir frauduleusement à tous les pactes qu’il voudra m’imposer. Ou bien supposez que j’aie promis de bonne foi à quelqu’un de ne point goûter pendant vingt jours ni nourriture ni aucun aliment, et qu’ensuite j’aie vu que j’avais fait une sotte promesse et que je ne puis, sans un grand préjudice, y rester fidèle, puisque selon le droit naturel, de deux maux je dois choisir le moindre, j’ai le droit incontestable de me dégager de la parole que j’ai donnée et de la regarder comme non avenue. Je dis que cela m’est permis en vertu de mon droit naturel, soit que j’agisse d’après une raison vraie et certaine, ou seulement d’après une opinion bien ou mal fondée ; car, que ce soit à tort ou à raison, il est de fait que je redoute un très-grand mal ; et partant je dois, puisque c’est une loi de la nature,

  1. Voyez les Notes marginales de Spinoza, note 28.