Page:Œuvres de Théophile Gautier - Poésies, Volume 2, Lemerre, 1890.djvu/105

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Je suis parti, laissant sur le seuil inquiet,
Comme un manteau trop vieux que l’on quitte à regret,
Cette lente moitié de la nature humaine,
L’habitude au pied sûr qui toujours y ramène,
Les pâles visions, compagnes de mes nuits,
Mes travaux, mes amours et tous mes chers ennuis.
La poitrine oppressée et les yeux tout humides,
Avant d’être emporté par les chevaux rapides,
J’ai retourné la tête à l’angle du chemin,
Et j’ai vu, me faisant des signes de la main,
Comme un groupe plaintif d’amantes délaissées,
Sur la porte debout ma vie et mes pensées.
Hélas ! que vais-je faire et que vais-je chercher ?
L’horizon charme l’œil : à quoi bon le toucher ?
Pourquoi d’un pied réel fouler les blondes grèves
Et les rivages d’or de l’univers des rêves ?
Poète, tu sais bien que la réalité
A besoin, pour couvrir sa triste nudité,
Du manteau que lui file à son rouet d’ivoire
L’imagination, menteuse qu’il faut croire ;
Que tout homme en son cœur porte son Chanaan
Et son Eldorado par delà l’Océan.
N’as-tu pas dans tes mains assez crevé de bulles,
De rêves gonflés d’air et d’espoirs ridicules ?
Plongeur, n’as-tu pas vu sous l’eau du lac d’azur
Les reptiles grouiller dans le limon impur ?
L’objet le plus hideux, que le lointain estompe,
Prend une belle forme où le regard se trompe.
Le mont chauve et pelé doit à l’éloignement
Les changeantes couleurs de son beau vêtement ;
Approchez, ce n’est plus que rocs noirs et difformes,
Escarpements abrupts, entassements énormes,
Sapins échevelés, broussailles aux poils roux,