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INTRODUCTION À LA CONNAISSANCE


[le] voit souvent, l’amour-propre s’irrite et crie des deux côtés, produit de l’aigreur, des froideurs, et d’amères explications, etc. On se trouve aussi quelquefois mutuellement des défauts qu’on s’était cachés ; ou l’on tombe dans des passions qui dégoûtent de l’amitié, comme les maladies violentes dégoûtent des plus doux plaisirs.

Aussi les hommes extrêmes ne sont pas les plus capables d’une constante amitié. On ne la trouve nulle part si vive et si solide que dans les esprits timides et sérieux, dont l’âme modérée connaît la vertu ; car elle soulage leur cœur oppressé sous le mystère et sous le poids du secret[1], détend leur esprit, l’élargit, les rend plus confiants et plus vifs, se mêle à leurs amusements, à leurs affaires et à leurs plaisirs mystérieux c’est l’âme de toute leur vie[2].

Les jeunes gens sont aussi très-sensibles et très-confiants[3] ; mais la vivacité de leurs passions les distrait et les rend volages. La sensibilité et la confiance sont usées dans les vieillards mais le besoin les rapproche, et la raison est leur lien : les uns aiment plus tendrement, les autres plus solidement[4].

Le devoir de l’amitié s’étend plus loin qu’on ne croit : nous suivons notre ami dans ses disgrâces ; mais, dans ses faiblesses, nous l’abandonnons : c’est être plus faible que lui.

Quiconque se cache, obligé d’avouer les défauts des siens, fait voir sa bassesse. Êtes-vous exempt de ces vices, déclarez-vous donc hautement ; prenez sous votre protection la faiblesse des malheureux ; vous ne risquez rien en cela : mais il n’y a que les grandes âmes qui osent se montrer ainsi. Les faibles se désavouent les uns les autres, se sa-

  1. [Charmant. — V.]
  2. Plus d’une lettre de la correspondance avec Saint-Vincens (voir plus loin) pourrait servir de commentaire à cette remarquable analyse de l’amitié. — G.
  3. Première édition : « Les jeunes sont aussi très-sensibles, très-confiants et neufs à aimer. » Je regrette ce dernier mot que Voltaire a biffé. — G.
  4. Ici Voltaire met en marge : « Hélas ! les vieillards n’aiment guère ! » — G.