Page:Œuvres de Walter Scott, Ménard, traduction Montémont, tome 16, 1838.djvu/141

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femme change de volonté. Si j’étais M. Mordaunt, je n’adresserais pas à ces fillettes une seconde question sur le même sujet. — C’est un conseil d’ami, capitaine Cleveland, répliqua Mordaunt, et je n’en userai pas moins, quoiqu’il me soit donné sans que je le demande. Permettez-moi de vous demander à mon tour si vous êtes aussi indifférent à l’opinion de vos deux jeunes amies que vous voudriez le paraître à mes yeux ? — Qui, moi ? » dit le capitaine avec une franche indifférence ; « je n’ai jamais pensé deux fois à ce sujet ; je n’ai point connu de femme qui valût la peine qu’on se souvînt d’elle une fois l’ancre levée. À terre, je rirai, je chanterai, danserai, et ferai l’amour avec vingt fillettes, si elles le veulent bien, ne fussent-elles qu’à moitié aussi gentilles que celles qui viennent de nous quitter… en leur laissant toute liberté de m’oublier au premier coup de sifflet du contre-maître. Il serait étonnant que je me souvinsse d’elles plus long-temps qu’elles ne peuvent se souvenir de moi. »

Un patient n’est pas ordinairement soulagé par cette espèce de consolation qui consiste à regarder comme un rien le mal dont il se plaint. Mordaunt se sentit tout disposé à se piquer contre le capitaine Cleveland, d’abord parce que celui-ci avait remarqué son embarras, ensuite parce que le capitaine disait trop librement son opinion. Il répliqua donc sur un ton de dépit, « que les sentiments du capitaine Cleveland ne convenaient qu’aux gens qui avaient l’art de devenir les favoris de la première société où les jetait le hasard, et qui ne pouvaient perdre dans un endroit plus qu’ils n’étaient sûrs de regagner bientôt par leur mérite dans un autre. »

Ces compliments étaient ironiques ; mais une assez juste appréciation du monde, et au moins la conscience de son mérite extérieur, rendaient l’intervention de l’étranger doublement désagréable. Comme dit sir Lucius O’Trigger[1], il y avait sur la mine du capitaine Cleveland une expression de triomphe qui ressemblait beaucoup à une provocation. Jeune, bien fait, et plein d’assurance, sa brusquerie de marin, si naturelle et si aisée, allait à merveille avec les manières du pays isolé où il se trouvait… et même, dans la meilleure société des Shetland, plus de raffinerie aurait rendu sa conversation moins séduisante. Il se contenta de sourire avec bonne humeur du mécontentement visible de Mordaunt Mertoun, et répliqua : « Vous êtes fâché contre moi, mon bon ami, mais vous ne pouvez me fâcher contre vous ; les belles mains des plus jolies

  1. Personnage d’une comédie de Shéridan. a. m.