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LES CHRONIQUES DE LA CANONGATE.

trois fois par trimestre, un adroit coup de fouet renverse une voiture pleine de ces voyageurs superflus, in terrorem de tous ceux qui, comme dit Horace, se délectent de la poussière qu’élèvent les roues de vos voitures[1].

Vos voyageurs, vos habitués ordinaires deviennent aussi d’un égoïsme abominable, ne ruminant que projets et expédients pour obtenir la meilleure place, l’œuf le plus frais, la meilleure tranche d’aloyau. Le régime adopté pendant le voyage est la mort de la politesse et de toutes les douceurs de la vie sociale ; il pousse à grands pas le caractère national vers la démoralisation, et le fait rétrograder jusqu’à la barbarie. Vous nous permettez bien de nous asseoir en face d’un excellent dîner, mais pendant vingt minutes seulement. Et voyez quelle en est la conséquence : nous avons pour voisins, d’un côté, la timide beauté ; de l’autre, la faible enfance ; vis-à-vis de nous, la vieillesse respectable, et qui réclame notre protection : tous ayant des droits sacrés à ces égards, à cette politesse, qui doivent établir l’égalité parmi les convives. Mais nous autres, qui sommes les plus jeunes et les plus actifs de cette réunion, avons-nous le temps de remplir ces devoirs, et de faire les honneurs de la table aux êtres débiles et modestes auxquels ils sont dus ? Il faudrait prier cette dame de manger du poulet, servir à ce vieillard le morceau tendre qu’il préfère, à l’enfant quelque pâtisserie ; mais impossible, nous n’avons pas une seule fraction de minute à consacrer à d’autres qu’à nous-mêmes ; et le prut-prut, le tut-tut discordant du conducteur nous appellent à la voiture, les moins agiles sans avoir dîné, les plus habiles et les plus actifs, menacés d’indigestion pour avoir englouti leur repas comme un manant de Leicester avale son lard.

Dans la circonstance mémorable dont il est question maintenant, je perdis mon déjeuner, uniquement pour avoir obéi aux ordres d’une vieille dame d’un air fort respectable, qui me pria d’abord de tirer le cordon de la sonnette, puis de lui passer la bouilloire pour le thé. J’ai quelque raison de croire que c’était littéralement une vieille madrée, qui riait sous cape de ma complaisance ; de manière que j’ai juré vengeance, dans le secret de mon ame, à tout son sexe et à toute demoiselle errante, de quelque âge et de quelque rang qu’elle fût, que je rencontrerais dans mes voyages. Le tout, sans la moindre malveillance à l’égard de mon ami l’entrepreneur de voitures publiques, le regardant comme

  1. Sunt quos curriculo pulverem… Collegisse juvat. Hor., lib. I, od. 1.