Page:Œuvres de Walter Scott, Ménard, traduction Montémont, tome 25, 1838.djvu/214

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couleur douteuse, entre le noir et le gris, tendaient à s’échapper en mèches de dessous sa coiffe lorsqu’elle entrait dans une violente agitation ; ses mains décharnées se terminaient par des ongles tranchants ; ses yeux étaient verts, ses lèvres minces, son corps robuste, sa poitrine large quoique un peu aplatie, son souffle parfaitement libre, enfin sa voix eût défié tout un chœur de marchandes de poisson[1]… Elle avait coutume de dire d’elle-même, dans ses moments de bonne humeur, que son aboiement était plus redoutable que sa morsure[2] ; mais quel besoin aurait-elle eu d’ajouter une autre arme à cette langue, qui, une fois mise en plein mouvement, se faisait entendre depuis l’église jusqu’au château de Saint-Ronan ?

De si notables qualités avaient toutefois peu de charmes pour les voyageurs en ces temps de folie et de légèreté. L’auberge de Meg devint de moins en moins fréquentée. Ce qui porta le mal à l’extrême fut un caprice d’une dame de haut rang, qui s’imagina avoir recouvré la santé par l’usage de l’eau minérale d’une source qui coulait à un mille et demi du village. Un docteur à la mode voulut bien publier une analyse chimique de cette eau salutaire, avec une liste de plusieurs cures qu’elle avait amenées. Un spéculateur acheta le terrain, y fit construire des maisons, des boutiques, des rues entières. Enfin on réalisa une souscription pour élever une auberge, que l’on décora du nom magnifique d’hôtel ; et par suite, l’abandon de Meg Dods devint universel.

Elle avait cependant encore ses amis et ses partisans, dont la plupart pensaient que, femme non mariée, ayant tout ce qu’il faut pour être bien vue dans le monde, elle finirait par se retirer sagement de la vie publique et par abattre une enseigne qui n’attirait plus de chalands. Mais l’esprit altier de Meg méprisait toute soumission directe ou indirecte. « La porte de mon père, disait-elle, doit être ouverte sur la route jusqu’à ce que la fille de mon père en soit emportée les pieds en avant : ce n’est pas pour le profit !… du profit ? il y a perte réelle ! mais je ne veux pas qu’ils viennent m’étourdir. Ah ! il leur faut un hôtel, et une femme honnête ne peut pas les servir !… Qu’ils aillent donc à l’hôtel, si cela leur plaît ;

  1. Fish-women, dit le texte ; ce que nous n’avons pas osé traduire par une autre expression du goût de Vadé, celle de poissarde. a. m.
  2. Her back was worse than her bite, c’est-à-dire qu’elle aboyait plus qu’elle ne mordait. a. m.