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des idées

Th. Je vous ferai une autre supposition à mon tour, qui paraît plus réelle. N’est-il pas vrai qu’il faut toujours accorder qu’après quelque intervalle ou quelque grand changement, on peut tomber dans un oubli général ? Sleidan[1], dit-on, avant de mourir oublia tout ce qu’il savait. Et il y a quantité d’autres exemples de ce triste événement. Supposons qu’un tel homme rajeunisse et apprenne tout de nouveau. Sera-ce un autre homme pour cela ? Ce n’est donc pas le souvenir qui fait justement le même homme. Cependant la fiction d’une âme qui anime des corps différents tour à tour, sans que ce qui lui arrive dans l’un de ces corps l’intéresse dans l’autre, est une de ces fictions contraires à la nature des choses, qui viennent des notions incomplètes des philosophes, comme l’espace sans corps et le corps sans mouvement et qui disparaissent quand on pénètre un peu plus avant ; car il faut savoir que chaque âme garde toutes les impressions précédentes et ne saurait se mipartir de la manière qu’on vient de dire. L’avenir dans chaque substance a une parfaite liaison avec le passé. C’est ce qui fait l’identité de l’individu. Cependant le souvenir n’est point nécessaire ni même toujours possible à cause de la multitude des impressions présentes et passées qui concourent à nos pensées présentes, car je ne crois point qu’il y ait dans l’homme des pensées dont il n’y ait quelque effet au moins confits ou quelque reste mêlé avec les pensées suivantes. On peut oublier bien des choses, mais on pourrait aussi se ressouvenir de bien loin, si l’on était ramené comme il faut.

§ 13. Ph. Ceux qui viennent à dormir sans faire aucun songe ne peuvent jamais être convaincus que leurs pensées soient en action.

Th. On n’est pas sans quelque sentiment faible pendant qu’on dort, lors même qu’on est sans songe. Le réveil même le marque, et plus on est aisé à être éveillé, plus on a de sentiment de ce qui se passe au dehors, quoique ce sentimentale soit pas toujours assez fort pour causer le réveil.

§ 14. Ph. Il paraît bien difficile de concevoir que dans ce moment l’âme pense dans un homme endormi, et le moment suivant dans un homme éveillé, sans qu’elle s’en ressouvienne.

Th. Non seulement cela est aisé à concevoir, mais même quelque chose de semblable s’observe tous les jours pendant qu’on veille ;

  1. Sleidan, célèbre historien, né en 1506 à Schleide (électorat de Cologne) ; mort à Strasbourg en 1556. Son principal ouvrage est son De statu religionis et reipublicæ, Carolo Quinto Cæsare, commentarii, Strasbourg ; 1555, p. 81.