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nouveaux essais sur l’entendement

et des ombres. Lors donc qu’une peinture nous trompe, il y a double erreur dans nos jugements ; car précisément, nous mettons la cause pour l’effet et croyons voir immédiatement ce qui est la cause de l’image, en quoi nous ressemblons un peu à un chien qui était contre un miroir. Car nous ne voyons que l’image proprement et nous ne sommes affectés que par les rayons, et puisque les rayons de la lumière ont besoin de temps (quelque petit qu’il soit), il est possible que l’objet soit détruit dans cet intervalle et ne subsiste plus quand le rayon arrive à l’œil et ce qui n’est plus ne saurait être l’objet présent de la vue. En second lieu, nous nous trompons encore lorsque nous mettons une cause pour l’autre et croyons que ce qui ne vient que d’une plate peinture est dérivé d’un corps, de sorte qu’en ce cas il y a dans nos jugements tout à la fois une métonymie et une métaphore ; car les figures mêmes de rhétorique passent en sophismes lorsqu’elles nous abusent. Cette confusion de l’effet avec la cause, ou vraie, ou prétendue, entre souvent dans nos jugements encore ailleurs. C’est ainsi que nous sentons nos corps ou ce qui les touche et que nous remuons nos bras par une influence physique immédiate, que nous jugeons constituer le commerce de l’âme et du corps ; au lieu que véritablement nous ne sentons et ne changeons de cette manière-la que ce qui est en nous.

Ph. À cette occasion, je vous proposerai un problème, que le savant M.  Molineux[1], qui emploie si utilement son beau génie à l’avancement des sciences, a communiqué à l’illustre M.  Locke. Voici à peu près ses termes : supposez un aveugle de naissance, qui soit présentement homme fait, auquel on ait appris à distinguer par l’attouchement un cube d’un globe de même métal et à peu près de la même grosseur, en sorte que lorsqu’il touche l’un et l’autre, il puisse dire quel est le cube et quel est le globe. Supposez que le cube et le globe étant posés sur une table, cet aveugle vienne à jouir de la vue. On demande si, en les voyant sans toucher, il pourrait les discerner et dire quel est le cube et quel est le globe. Je vous prie, Monsieur, de me dire quel est votre sentiment là-dessus.

Th. Il me faudrait donner du temps pour méditer cette question, qui me paraît assez curieuse ; mais, puisque vous me pressez de ré-

  1. Molineux ou Molyneux, mathématicien irlandais, né à Dublin en 1656, auteur de la Dioptriea nova, (Londres, 1692), et de plusieurs mémoires dans les Philosophical Transactions, mort en 1698.