Page:Œuvres philosophiques de Leibniz, Alcan, 1900, tome 1.djvu/545

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différents les uns des autres, autrement ce ne seraient pas plusieurs moi. Il faudrait donc qu’il y eût quelqu’un de ces moi qui ne fût pas moi : ce qui est une contradiction visible.

Souffrez maintenant, Monsieur, que je transfère à ce moi ce que vous dites d’Adam, et jugez vous-même si cela serait soutenable. Entre les êtres possibles, Dieu a trouvé dans ses idées plusieurs moi dont l’un a pour ses prédicats d’avoir plusieurs enfants et d’être médecin, et un autre de vivre dans le célibat et d’être théologien. Et s’étant résolu de créer le dernier, le moi qui est maintenant enfermé dans sa notion individuelle de vivre dans le célibat et d’être théologien, au lieu que le premier aurait enfermé dans sa notion individuelle d’être marié et d’être médecin. N’est-il pas clair qu’il n’y aurait point de sens dans ce discours : parce que mon moi étant nécessairement une telle nature individuelle, ce qui est la même chose que d’avoir une telle notion individuelle, il est aussi impossible de concevoir des prédicats contradictoires dans la notion individuelle de moi que de concevoir un moi diffèrent de moi. D’où il faut conclure, ce me semble, qu’étant impossible que je ne fusse pas toujours demeuré moi, soit que je me fusse marié, ou que j’eusse vécu dans le célibat, la notion individuelle de mon moi n’a enfermé ni l’un ni l’autre de ces deux états ; comme c’est bien conclure : ce carré de marbre est le même, soit qu’il soit en repos, soit qu’on le remue ; donc ni le repos ni le mouvement n’est enfermé dans sa notion individuelle. C’est pourquoi, Monsieur, il me semble que je ne dois regarder comme enfermé dans la notion individuelle de moi que ce qui est tel que je ne serais plus moi, s’il n’était en moi : et que tout ce qui est tel au contraire, qu’il pourrait être en moi ou n’être pas en moi, sans que je ne cessasse d’être moi, ne petit être considéré comme étant enfermé dans ma notion individuelle ; quoique par l’ordre de la providence de Dieu, qui ne change point la nature des choses, il ne puisse arriver que cela ne soit en moi. C’est ma pensée que je crois conforme à tout ce qui a toujours été cru par tous les philosophes du monde.

Ce qui m’y confirme, c’est que j’ai de la peine à croire que ce soit bien philosopher, que de chercher dans la manière dont Dieu connaît les choses ce que nous devons penser, ou de leurs notions spécifiques ou de leurs notions individuelles. L’entendement divin est la règle de la vérité des choses quoad se ; mais il ne me paraît pas que, tant que nous sommes en cette vie, il en puisse être la règle